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An Tard , 16, 2008, p. 19 à 36 VÉGÈCE ET LES TRANSFORMATIONS DE L’ART DE LA GUERRE AUX IVe ET Ve SIÈCLES APRÈS J.-C. SYLVAIN JANNIARD Vegetius and the transformations of the art of war in the 4th and 5th c. AD A recent approach of Vegetius’s Epitoma rei militaris – to which the integrality of this study is devoted – tries “to restore to favour” its author, but, in the same time, brings discredit on the work as a source of knowledge for the late Roman art of war, and thus creates an useless tension between the historical and the prescriptive aspects of the text. The author rather thinks that the Epitoma is a well-ordered collection of practices, meant to be applicable. The opposition, placed at the heart of the matter, between the limited and perhaps purely empirical knowledge of the Emperor and his advisers on the one hand, the supposed universal aptitude of the compiler on the other hand, finds a way to be solved by the rewording of multiple and polygenetic experiments, using the literary criteria of the artes militares. It is thus its capacity to write a clear synthesis that Vegetius seeks to promote, maintaining however a clear distinction between the literary models, the only way for the expression of a recognized knowledge, and the applicable standards. Two methodological precautions should make it possible to restore to the Epitoma all its significance. First, a constant attention to the global organization of the text. For instance, it seems obvious that the point of view changes radically between book II and III, which is the compendium of an applicable military knowledge, written for a commander. Second, a precise comparison between the text of the Epitoma and the whole of the literary, documentary and archaeological sources on the late Roman army, which would reveal the relevance of the information contained in the work and show the descriptive value of many chapters, in particular II, 7 or III, 14-20. The question would not be any more to know if the Epitoma could have been used as a manual for Roman officers, but to patiently determine if the standards exposed in it have chances to reflect a contemporary military reality. The present study has precisely as an aim to show the relevance of such a method and its interest for the knowledge of the practices of the late Roman infantry in some tactical and operational fields: intelligence and the preparation for battle, its various phases and its mechanism, the measures to be taken after a victory or a defeat. It is not an exhaustive study of the Epitoma rei militaris, and fields where this work could be taken at fault of confusion (the antiqua ordinatio legionis…), or of lack of originality, were deliberately left out. However, the multiple echoes that the Epitoma awake in the contemporary narrative sources and in the later technical literature show all its relevance as a source for the late Roman military history. Far from being a nostalgic compilation or a whimsical proposal, the Epitoma represents rather, with an historiographic and practical scope, a true ordered compendium of the Roman military tradition, but also of the art of war at the end of the 4th c. AD. [Author.] Dans le domaine des études militaires antiques, jusqu’à une date très récente, la recherche plaçait dès le IIIe s. le moment de l’évanouissement définitif de l’excellence martiale romaine, sous les coups conjugués de la routine, de l’emploi croissant de la cavalerie et de la « barbari- sation »1. Or, la revalorisation critique dont la civilisation 1. Voir encore les opinions émises dans des ouvrages pourtant spécialisés : A. Ferrill, The Fall of the Roman Empire: The Military Explanation, Londres, 1986 ; K. Dixon et P. Southern, The Late Roman Army, Londres, 20 SYLVAIN JANNIARD antique tardive a fait l’objet constant depuis un demi-siècle peut trouver aussi pleinement à s’appliquer dans le domaine militaire et, en particulier, aux aspects les plus techniques de la guerre. La simple lecture des histoires d’Ammien Marcellin et de Procope et le degré de technicité atteint par les traités de Végèce, Syrianus Magister et Maurice laissaient déjà supposer le maintien d’un niveau élevé d’efficience parmi l’infanterie romano-byzantine, couplé à une capacité préservée d’adaptation à ses adversaires. Deux caractères qui étaient rendus explicites par l’aptitude aux manœuvres et par la chronique des succès militaires tardifs, reflet d’une discipline et d’une qualité d’équipement dont n’auraient pas eu à rougir les armées républicaines. Ces impressions sont amplement confirmées par l’étude de l’un des domaines centraux de la guerre, les modes de combat2. Pour appréhender ceux-ci, les sources qui se rapprochent le plus de ce que nous entendons par manuel militaire dans l’Antiquité tardive sont en petit nombre : l’Epitoma rei militaris de Végèce, le Peri Stratêgias de Syrianus Magister et enfin le Strategikon de l’empereur Maurice3. Ces trois traités réalisent la synthèse des Taktika transmis par la tradition militaire hellénistique, mais qui portaient avant tout sur le rangement en ligne et l’évolution des corps d’infanterie, avec la littérature proprement « stratégique » dévolue à l’organisation et à la conduite des armées4. Leur valeur a été cependant largement sous-estimée, obérée par ce qui était pris pour une fidélité servile à la tradition et un goût archaïsant. Récemment encore, B. Meißner a voulu montrer que la litté- 1996, ch. 9. Il faut attendre les travaux de Jean-Michel Carrié (Eserciti e strategie, in A. Momigliano et A. Schiavone (éds.), Storia di Roma, 3, 1, Turin, 1993, p. 83-154, synthétisés dans J.-M. Carrié et A. Rousselle, L’Empire romain en mutation des Sévères à Constantin (192-337), Paris, 1999, p. 641-646) pour trouver substituée à l’idée d’effondrement militaire la notion d’adaptation à de nouveaux contextes d’opérations, aujourd’hui assez largement acceptée, cf. H. Elton, Warfare in Roman Europe, AD 350-425, Oxford, 1996, en part. p. 265-268 ; M. J. Nicasie, Twilight of Empire. The Roman Army from the reign of Diocletian until the Battle of Adrianople, Amsterdam, 1998, en part. p. 257-264 ; A. D. Lee, The Army, in A. Cameron et P. Garnsey (éds.), The Late Empire. AD 337-425 (CAH, 13), Cambridge, 1998, en part. ch. IV ; M. Whitby, The Army, c. 420-602, in A. Cameron (éd.), Late Antiquity: Empire and Successors, A.D. 425-600 (CAH, 14), Cambridge, 2000, en part. ch. 5 ; Y. Le Bohec, L’armée romaine sous le Bas-Empire, Paris, 2006, en part. p. 7-15, 214-218 (plus critique pour le Ve s.); P. Cosme, L’armée romaine. VIIIe s. av. J.-C.-Ve s. ap. J.-C., Paris, 2007, ch. 9-10 ; P. Rance, Battle, in P. Sabin, H. Van Wees, M. Whitby (éds.), Rome from the late Republic to the late Empire (The Cambridge History of Greek and Roman Warfare, 2), Cambridge, 2007, p. 342-378. 2. « Toute activité guerrière se rapporte donc nécessairement à l’engagement, que ce soit de façon directe ou indirecte. Le soldat est recruté, vêtu, armé, instruit ; il dort, mange, boit et marche, uniquement en vue de combattre au bon moment, au bon endroit. » : C. von Clausewitz, De la guerre, I, 2 (éd. Naville, p. 77). 3. Sur Syrianus, cf. C. Zuckerman, The Military Compendium of Syrianus Magister, in JÖByz, 40, 1990, p. 209-214 ; Maurice : G. T. Dennis (éd.), Das Strategikon des Maurikios (CFHB, 17), Vienne, 1981, M. Whitby, The Emperor Maurice and his Historian: Theophylact Simocatta on Persian and Balkan Warfare, Oxford, 1988, p. 130-132. 4. Les trois ouvrages consacrent aussi des développements à la poliorcétique et, pour deux d’entre eux (Syrianus et Végèce), à la tactique navale. La part relative des chapitres destinés à l’infanterie ou à la cavalerie reflète l’évolution de l’art de la guerre entre le IVe et le VIe siècle. An Tard , 16, 2008 rature technique militaire à Rome, souvent prescriptive selon lui, n’avait pas réussi à se défaire du contrôle de la philosophie politique. C’est, à mon sens, ne pas tenir compte, pour la période tardive, de l’osmose entre le savoir pratique et la culture savante survenue dans tous les domaines de la littérature technique en raison de l’élargissement des publics concernés5. En outre, comme j’espère le montrer ici, une confrontation productive de ces sources « techniques » aux récits contemporains leur restitue toute leur utilité. Dans une perspective un peu différente, une approche récente de l’œuvre de Végèce – auquel je consacrerai l’intégralité de cette étude – cherche à « réhabiliter » son auteur, mais disqualifie mal à propos l’ouvrage comme source d’histoire militaire pour l’époque tardive, et crée ainsi une inutile tension entre les aspects historiques et programmatiques du texte6. De fait, considérer comme purement idéelle la « nouvelle légion » proposée par Végèce renvoie nécessairement la recherche à la Quellenforschung la plus caricaturale, celle qui était née, précisément de la volonté de déterminer l’attribution des différents lemmes, dispersés à travers l’ensemble de l’œuvre, à des auteurs auxquels Végèce aurait puisé. Or, à mon sens, l’Epitoma se présente plutôt comme une collection, ordonnée et pas uniquement livresque, de pratiques supposées applicables et généralisables. Sa valeur, pour son auteur, tiendrait donc à la diversité et à l’ampleur du matériel synthétisé. L’opposition placée au cœur de l’ouvrage entre le savoir fini et peut-être purement empirique de l’Empereur et de ses conseillers, d’une part, et l’aptitude supposée universelle du compilateur, d’autre part, se résout dans la reformulation d’expériences polygéniques à l’aide des critères littéraires, codifiés et pluriséculaires des artes militares. C’est donc sa capacité à élaborer une synthèse claire que Végèce cherche à valoriser, indépendamment de toute hiérarchisation de ses sources mais en maintenant toutefois une nette distinction entre les modèles littéraires, 5. B. Meißner, Die technologische Fachliteratur der Antike. Struktur, Überlieferung und Wirkung technischen Wissens in der Antike (ca. 400 v. Chr.-ca. 500 n. Chr.), Berlin 1999, p. 251-252, 284-292, 335-339, mais voir G. Traina, Polemologia, in C. Santini (éd.), Letteratura scientifica e tecnica di Grecia e Roma, Rome, 2002, p. 432, et J.-M. Carrié, Antiquité tardive et “démocratisation de la culture” : un paradigme à géométrie variable, in AnTard, 9, 2001, p. 33-34, 41-43. 6. Voir en particulier B. Meißner, Die technologische Fachliteratur, cit. (n. 5), p. 284-292, et M. Formisano, Tecnica e scrittura. Le letterature tecnicoscientifiche nello spazio letterario tardolatino, Rome, 2001, p. 34-54 : reconsidérant la valeur de l’épitomé, ce dernier met en lumière à juste titre l’originalité de la formule végétienne qui ordonne et interprète des choix opérés dans une grande variété de sources. Toutefois, selon cet auteur, Végèce n’aurait pu résoudre l’écart entre une simple reproduction de la tradition, considérée comme un objet culturel, et la volonté d’imposer des normes à la réalité, si ce n’est en insérant son projet technique dans une grille de lecture bien définie, élaborée à partir des exempla livrés par la tradition, ceux-ci devenant autant de « réalités normatives » et de « modèles d’action ». La littérature tactique latine aboutit ainsi pour Formisano à une aporie : elle ne peut être le support immédiat de la technique, obligeant Végèce à justifier l’écriture comme lien ontologique entre la préparation à l’action et l’action elle-même. An Tard , 1 6 , 2 0 0 8 VÉGÈCE ET LES TRANSFORMATIONS DE L’ART DE LA GUERRE AUX IVe ET Ve SIÈCLES APRÈS J.-C. seule voie possible pour l’expression d’un savoir valide et reconnu7, et les normes applicables. Deux précautions méthodologiques devraient permettre de restituer à l’Epitoma toute sa portée. La première consiste en une attention plus soutenue à l’économie même du texte. En particulier, il semble évident que le point de vue change radicalement entre le livre II, qui se présente comme un tableau historique à valeur exemplaire8, et le livre III qui est le compendium d’un savoir militaire minimal et applicable, rédigé à destination d’un chef de guerre (voir en particulier III, 6 [Quanta sit seruanda cautela cum uicinis hostibus mouetur exercitus] et 10 [Quid oporteat fieri si quis desuetum a pugna exercitum habeat uel tironem]). En second lieu, une comparaison plus suivie entre le texte de l’Epitoma et l’ensemble des sources littéraires, épigraphiques et archéologiques nous faisant connaître l’armée romaine des IIIe-Ve siècles après J.-C. réévalue la pertinence des informations contenues dans l’ouvrage et montre la valeur descriptive plus que prescriptive de nombreux chapitres, en particulier II, 7 ou III, 14-20. La question n’est donc plus de savoir si l’Epitoma aurait pu servir de manuel d’instruction à l’usage des officiers supérieurs romains mais de déterminer patiemment si les normes pratiques exposées, quels que fussent la finalité et les destinataires réels de l’œuvre, ont des chances de renvoyer à une réalité militaire contemporaine de leur rédaction. Cela nous oblige à élargir utilement le vivier des sources utilisées par Végèce9 et d’y introduire une part de savoir empirico-technique, quelle qu’ait pu être sa filière de transmission à l’auteur. Les pages qui suivent ont précisément pour objet de montrer la pertinence d’une telle méthode et son intérêt pour la connaissance des pratiques de l’infanterie romaine 7. Pour l’analyse de la littérature militaire romaine comme articulation entre savoir pratique et culture aristocratique, G. Traina, Polemologia, cit. (n. 5), p. 431-432 ; voir aussi Végèce, Mil., III, prol. 3, O uiros summa admiratione laudandos, qui eam praecipue artem ediscere uoluerunt […] ! Horum sequentes instituta Romani Martii operis praecepta et usu retinuerunt et litteris prodiderunt. 8. Remarquer à ce sujet le choix du contenu de II, 7 (liste des grades secundum praesentes matriculas), précédant II, 8-13 (nom et tâches des officiers subalternes et supérieurs de la légion historique, mais avec les équivalences contemporaines). 9. La longue controverse sur la date de l’Epitoma rei militaris est commodément résumée par P. Richardot, La datation du De Re Militari de Végèce, in Latomus, 57/1, 1998, p. 136-143. À mon sens, le contexte militaire dans lequel semble s’inscrire l’ouvrage – qui tente de proposer des solutions durables pour qu’un Empire jusque là victorieux puisse se remettre de graves revers récents – valide l’hypothèse d’une datation sous Théodose Ier entre 388 et 391, récemment remise en cause à partir d’arguments bien fragiles par M. Charles, Vegetius on Armour: the pedites nudati of the Epitoma Rei militaris, in AncSoc, 30, 2003, p. 127-167. Dans l’abondante bibliographie concernant les sources de Végèce, se reporter à la synthèse de A. R. Neumann, Vegetius, in RE suppl., 10, Stuttgart, 1965, col. 1005-1018, qui résume la Quellenforschung allemande. Sur la nature de l’œuvre, son économie et les motifs qui présidèrent à sa rédaction, cf.en dernier lieu, outre les études citées n. 5 et 6, M. Lenoir, La littérature de re militari, in F. Paschoud (éd.), Les littératures techniques dans l’Antiquité romaine. Statut, public et destination, tradition, Genève, 1996, p. 85-96 ; Cl. Giuffrida Manmana, Flavio Vegezio Renato. Compendio delle istituzioni militari, Catane, 1997, p. 81-121. 21 des IVe et Ve siècles. dans quelques domaines tactiques et opérationnels. LES MESURES PRÉALABLES À L’AFFRONTEMENT EN LIGNE Le renseignement La localisation précise et anticipée des troupes adverses ainsi que la détermination de leur importance numérique et de leur composition, parfois même de leurs intentions, permettent aux chefs de guerre de choisir le dispositif tactique le plus approprié aux circonstances et d’adapter ainsi leurs ordres de bataille, dont ils peuvent entamer la formation préalablement au contact direct avec l’adversaire10. Toutes dispositions qui sont susceptibles d’assurer un avantage déterminant à ceux qui les appliquent, comme ne manque pas de le rappeler avec justesse Végèce (scire nos conuenit et ordinare quod nobis utile, illis docetur aduersum (III, 6, 31). Il pousse même ce souci jusqu’à considérer comme indispensables les renseignements sur la logistique de l’adversaire, son moral, l’identité et le caractère de ses officiers11. Un même soin doit être appliqué au choix du personnel affecté à la collecte des renseignements, pour lequel l’excellence est de rigueur, ce qui ne dispense pourtant jamais le général de participer lui-même à la reconnaissance des lieux12. C’est probablement dans le domaine du renseignement fluvial que Végèce se révèle, parmi les auteurs tardifs de traités militaires, à la fois le plus original et le plus pertinent. Il laisse entendre que sur le Danube dans les dernières décennies du IVe siècle des lusoriae13 surveillaient les avant-postes romains à l’aide de patrouilles quotidiennes. 10. Julius Africanus, Cestes, I, 2, 26-27 ; Végèce, Mil. III, 6, 3-12 (sur la reconnaissance des routes) ; Syrianus Magister, Strat., XXXIII, 3-13 (sur l’estimation des forces de l’adversaire, de leur armement et de leur qualité), IX, 5, 51-52, 61-63, 80-82 (sur la localisation et le mouvement des troupes adverses), VII B, 13, 18-21 et VIII, 2, 40 (sur les possibilités d’anticipation offertes par la reconnaissance tactique). 11. Végèce, Mil., III, 9, 8 [sciendum] cui magis uictus abundet aut desit […]. 11. Ad rem pertinet, qualis ipse aduersarius uel eius comites optimatesque sint, nosse […]. 12. […] quos animus illius copiae, quos habeat noster exercitus. 12. Pour la sélection draconienne des éclaireurs, cf. Végèce, Mil., III, 6, 11 ; Syrianus Magister, Strat., XX, 31-41 qui dresse la liste des qualités nécessaires : intelligence, don d’observation, expérience dans le poste et connaissance du terrain ; Maurice, Strat., VII B, 17, 20, VIII, 2, 26, IX, 5, 58-61. 13. Sur les lusoriae naues, cf. M. Reddé, Mare nostrum. Les infrastructures, le dispositif et l’histoire de la marine militaire sous l’Empire romain, Rome, 1986, p. 130-133 ; O. Höckmann, Römische Schiffsverbände auf dem ober-und mittelrhein und die Verteidigung der Rheingrenze in der Spätantike, in JRGZM, 33/1, 1986, p. 392-397 (analyses des exemplaires retrouvés à Mayence) ; O. Bounegru et M. Zahariade, Les forces navales du Bas Danube et de la Mer Noire aux Ier-VIe siècles, Oxford, 1996, p. 64-65 ; M.-P. Detalle, La piraterie en Europe du NordOuest à l’époque romaine, Oxford, 2002, p. 64. 22 SYLVAIN JANNIARD Il nous apprend aussi que la pratique en était commune14. Or, les hasards de la transmission des textes législatifs ont voulu que l’organisation et la destination des lusoriae danubiennes nous soient partiellement connues grâce à une constitution de 412 adressée au maître des milices pour les Thraces15. Les ducs de Scythie et de Mésie Seconde ont très certainement laissé se détériorer l’état de la flottille fluviale du Bas-Danube romain, en contravention avec leurs obligations. Théodose II prend acte de leur négligence et oblige les titulaires actuels des deux charges, sous la surveillance du maître des milices, à construire de nouvelles embarcations et à en restaurer quelques-unes à partir du parc existant : au total, 125 pour le premier et 100 pour le second. Le législateur, qui tient manifestement à l’entretien régulier de la flottille, prévoit la construction, la réfection et l’armement d’un nombre précis de vedettes par an, respectivement 17 et 14, afin d’en renouveler l’ensemble des éléments tous les sept ans16. Le texte nous apprend enfin que la flotte se répartissait entre lusoriae iudicariae (40%) et agrarienses (60%), les premières peut-être affectées aux tâches logistiques et administratives, les secondes devant être rapprochées de l’annotation végétienne. Plus intéressant pour notre propos, les dernières lignes de la loi précisent les différentes missions confiées aux lusoriae : le transport des approvisionnements (transuectioni speciei annonariae), la préparation de raids (discursus opportunitatem deligentibus) et la recherche de renseignements lors d’opérations menées à partir des points fortifiés sur la rive (in conflictus specula munitissimam stationem […] delegentibus). Il est donc loisible d’envisager que les quinze flotilles attestées sur le cours du Danube, de la Drave et de la Save dans la Notice des dignités, six relevant de l’Orient et neuf de l’Occident, aient pu servir aussi à l’acquisition de renseignements tactiques et opérationnels17. D’autres contextes 14. Végèce, Mil., IV, 46, 9, De lusoriis, quae in Danubio agrarias cottidianis tutantur excubiis, reticendum puto, quia artis amplius in his frequentior usus inuenit quam uetus doctrina monstrauerat. Le dispositif est très certainement une création constantinienne, cf. M. Reddé, Mare nostrum., cit. (n. 13), p. 632-635. 15. CTh, VII, 17. Cf. aussi NTh, XXXIV, 1, § 1 (à Nomus, maître des offices, 443 apr. J.-C.) : Castrorum quin etiam ipsis [les ducs] lusoriarumque pro antiqua dispositione curam refectionemque mandamus et § 5. 16. Le magister militum per Thracias doit chaque année avertir le maître des offices de l’accomplissement de cette tâche, ce qui est confirmé par NTh, XXIV, 1, § 5. 17. Cf. ND Or. XXXIX (Dux Scythiae), 35 : Praefectus ripae legionis primae Iouiae cohortis […] et secundae Herculiae musculorum Scythicorum et classis ; Or. XL (Dux Moesiae secundae), 36 : Praefectus nauium amnicarum et militum ibidem deputatorum ; Or. XLI (Dux Moesiae primae), 38 : Praefectus classis Histricae, 39 : Praefectus classis Stradensis et Germensis ; Or. XLII (Dux Daciae ripensis), 42 : Praefectus classis Histricae, 43 : Praefectus classis Ratiariensis ; Oc. XXXII (Dux prouinciae Pannoniae secundae ripariensis et Saviae), 50 : Praefectus classis primae Flauiae Augustae, 51 : Praefectus classis secundae Flauiae, 52 : Praefectus classis Histricae, 55 : Praefectus classis Primae Pannonicae, 56 : Praefectus classis Aegetensium siue Secundae Pannonicae ; Oc. XXXIII (Dux prouinciae Valeriae ripensis), 58 : Praefectus classis Histricae ; Oc. XXXIV (Dux Pannoniae primae et Norici ripensis), 28 : Praefectus classis Histricae, 42 : Praefectus classis Arlapensis et Maginensis, 43 : Praefectus classis Lauriacensis. Sur ces An Tard , 16, 2008 ont aussi requis le même expédient : ainsi le César Julien, au cours de l’hiver 357-358, fait circuler sur la Meuse des lusoriae naues afin d’être prévenu de toute tentative de sortie d’un groupe de Francs, retranchés dans deux munimenta à proximité immédiate du cours d’eau, qu’il assiège depuis plus de 50 jours18. Le même Julien, lors de l’expédition perse, a su donner à la recherche du renseignement la forme de patrouilles fluviales (Ammien, XXIV, 4, 9). Préconiser le recours systématique aux transfuges et aux déserteurs pour l’obtention d’informations de localisation représente aussi une spécificité de Végèce, qui s’écarte des autres tacticiens, plus réticents sur ce point19. Cette confiance pourrait témoigner de la part de l’armée romaine des IVe-Ve siècles d’une meilleure adaptation à la réception des transfuges, en raison d’une plus grande fréquence des désertions ou d’une compétence accrue dans le recoupement des informations. Les commandants romains n’hésitent en tout cas pas à les utiliser : en 357, un perfuga alaman prévient les troupes du César Julien de la présence d’embuscades dans une forêt du Taunus et quinze ans plus tard, toujours en territoire alaman, Valentinien apprend de transfugae la position du roi Macrianus en face de Wiesbaden ; en 360, enfin, l’imminence de l’invasion perse en Mésopotamie est aussi annoncée par des déserteurs20. flottes, cf. A. Aricescu, The Army in Roman Dobroudja, Oxford, 1980, p. 62-64 (en Mésie Seconde et Scythie) ; M. Reddé, Mare nostrum., cit. (n. 13), p. 299, 302-303, 305-306, 318 (carte), 363, 631-635, 650-651 ; O. Höckmann, Römische Schiffsverbände, cit. (n. 13), p. 383-385 (carte et tableau des unités), p. 410-413 ; D. Mitova-Džonova, Stationen und Stützpunkte der römischen Kriegs-und Handelsflotte am Unterdonaulimes, in Studien zu den Militärgrenzen Roms, 3, Stuttgart, 1986 (stationes du Bas-Danube, de Ratiaria à Transmarisca) ; O. Bounegru et M. Zahariade, Les forces navales du Bas Danube, cit. (n. 13), p. 22-28, 33-35 (Mésies, Dacie Ripuaire, Scythie). Peut-être peut-on déjà les reconnaître dans les vedettes qui devaient prévenir Valens des tentatives de franchissement du Danube par les Greuthunges de Vitheric en 376 (Ammien Marcellin, Res gestae, XXXI, 5, 3). 18. Ammien XVII, 2 (les patrouilles ont probablement aussi pour mission d’avertir de l’éventuel passage d’une expédition de secours mentionnée en 2, 4). 19. Mil., III, 6, 34. Recommandation de la plus grande précaution dans le traitement des informations apportées par les déserteurs, qu’il faut menacer de mort en cas de tromperie : Onasandre, Strat., X, 15, Maurice, Strat., IX, 3, 25-34 (l’auteur reconnaît toutefois l’importance des déserteurs en VII B, 13, 8-10 et VIII, 2, 6), Syrianus, Strat., XLI. 20. Ammien, XVII, 1, 8, XXIX, 4, 2, XX, 4, 1. Cf. aussi N. J. E. Austin, Ammianus on Warfare, an Investigation into Ammianus’ military Knowledge, Bruxelles, 1979, p. 132-137, pour d’autres occurrences dans le récit d’Ammien, bien qu’il ne distingue pas systématiquement entre déserteurs et prisonniers. Les risques liés à leur emploi ont été souvent illustrés par la seconde partie de la campagne de Julien en Perse en 363 : la version la plus sombre de l’épisode accuse des transfuges perses d’avoir poussé Julien à brûler inutilement sa flotte et de l’avoir ensuite conduit à s’enfoncer inconsidérément dans le territoire sassanide à l’est du Tigre (en particulier, Grégoire de Nazianze, Discours, V, 11-12). Or, ces deux décisions relèvent de choix opérationnels conscients et réfléchis de Julien qui ne doivent rien à l’influence de déserteurs perses, et que les sources permettaient déjà de comprendre, cf. sur ce dernier point, le commentaire de Fr. Paschoud à son édition de Zosime (II/1, n. 73-75, p. 182-192) et T. D. Barnes, Ammianus Marcellinus and the Representation of Historical Reality, Ithaca-Londres, 1998, p. 164-165. An Tard , 1 6 , 2 0 0 8 VÉGÈCE ET LES TRANSFORMATIONS DE L’ART DE LA GUERRE AUX IVe ET Ve SIÈCLES APRÈS J.-C. Les réticences devant l’affrontement en ligne Nul plus que Végèce ne semble préoccupé par le risque de l’impréparation tactique au point de lui consacrer un chapitre entier de son livre III. Il y recommande d’une façon traditionnelle, avant tout engagement, la bonne connaissance des caractéristiques et de la préparation de l’adversaire, mais convie surtout les généraux à ne tenter l’épreuve du combat qu’en position prouvée de supériorité absolue (9, 19, et si multis rebus superior inuenitur oportunum sibi non differat inire conflictum). Dans les autres circonstances, il privilégie les embuscades et la surprise, sur l’éloge desquelles il clôt ses recommandations21. Il s’agit là en vérité d’une révolution dans les théories militaires romaines car si l’usage des stratagèmes sur les champs de bataille est un fait bien attesté et théorisé depuis l’époque hellénistique, ce que Végèce préconise en revanche constitue un renversement dans la hiérarchie des valeurs martiales : l’artifice cesse d’être un expédient, au mieux grandi par le génie de celui qui l’emploie, pour s’affirmer comme une pratique ordinaire imposée au général conscient de la trop fréquente infériorité de ses troupes. Par ailleurs, Végèce n’évoque pas exactement les stratagèmes mais plutôt les pratiques d’embûches et d’assauts par surprise qui caractérisent l’adaptation de l’infanterie romaine à la petite guerre que lui impose désormais la nature de ses adversaires en Occident22. En effet, la principale tâche des troupes romaines semble avoir été de faire face à des incursions répétées, entreprises par de petits groupes mobiles contre lesquels s’imposaient plus souvent les techniques de la « grande guérilla » que la nécessité de la bataille rangée23. Le 21. Végèce, Mil., III, 9, 20, Si uero adversarium intellegit potiorem, certamen publicum uitet ; nam pauciores numero et inferiores uiribus superuentus et insidias facientes sub bonis ducibus reportauerunt saepe uictoriam, « mais s’il [le général] comprend que l’adversaire est plus fort, qu’il évite la bataille rangée, car souvent des troupes en infériorité numérique et plus faibles ont remporté avec de bons chefs la victoire, grâce à la surprise et aux embuscades ». Déjà III, 9, 3, Boni enim duces non aperto Marte proelium, in quo est commune periculum, sed ex occulto semper adtemptant, ut integris suis quantum possunt hostes interimant uel certe terreant. Le chapitre des « préceptes généraux sur les guerres » (III, 26) contient lui aussi de nombreux aphorismes qui vont dans le même sens, cf. 4, 14, 31. Cet appel constant à la prudence aurait dû éviter au commentateur moderne, tel H. Elton, cit. (n. 1), p. 218 et 254, un triomphalisme rétrospectif et généralisateur de mauvais aloi 22. Végèce, Mil., III, 10, 8 ; 18, 15. Voir, dans le même sens, Syrianus, Strat., XXXIII, 27-30, Maurice, Strat., X, 2, 8-14. 23. Cf. e.g. Ammien Marcellin, XV, 13, 4 (Perses), XVI, 5, 17 et 9, 1, XVII, 12 (Quades), XX, 1 (Scots et Pictes), XXI, 3 (Alamans), XXVII, 8 (Scots et Pictes), XXVII, 10 (Alamans), XXIX, 6 (Quades et Sarmates), XXXI, 5 et 8 (Goths), XXXI, 10 (Alamans), Sidoine Apollinaire, Panégyrique de Majorien, 385-440. La liste n’est pas exhaustive. Elle peut être utilement complétée par la consultation de H. Elton, cit. (n. 1), p. 47-54, dont la tentative de traduction statistique du phénomène, p. 48-49, est cependant sans grande conséquence du fait d’importantes erreurs de méthodes. J’emprunte la notion de « grande guérilla » au Gal André Beauffre qui l’utilise pour désigner une « forme d’opération ressemblant par sa puissance aux opérations de la guerre classique mais entièrement différente de la guerre classique par les procédés de combat : la « grande guérilla » opère avec des moyens importants, mais avec les mêmes soucis de secret, de surprise et d’esquive que dans la guérilla ordinaire », in La guerre révolutionnaire, Paris, 1972, p. 68. 23 mode de combat à adopter ne dépend alors plus du type d’arme utilisé par l’adversaire – le plus souvent de l’infanterie ou de la cavalerie légère – mais de sa dispersion et de sa mobilité. Un premier type d’opérations consiste à surprendre les Barbares impréparés et « désarmés » : en 366 après J.-C., Jovin détruit un groupe d’Alamans au repos près de la Moselle. Les maraudeurs chargés de butin constituent aussi une cible facile : le comes Théodose, devant le nombre des Pictes et Scots qui ravagent les Bretagnes, préfère s’en prendre, sur leur retour, aux bandes alourdies par le produit de leur déprédation24. L’attaque d’une colonne en marche, enfin, est particulièrement bien illustrée par l’assaut du magister militum per Illyricum Sabinianus sur le train de l’ostrogoth Théoderic en 479 : organisée à l’aube dans les montagnes proches de Lychnidus en Épire nouvelle, elle repose sur la combinaison entre une charge frontale de cavalerie et l’apparition de fantassins précédemment dissimulés sur l’une des hauteurs bordant la route empruntée par le convoi25. Un deuxième ensemble de moyens est représenté par l’utilisation du relief, en particulier les cours d’eau, pour dissimuler une troupe destinée à prendre les agresseurs à revers. C’est le plan imaginé par Constantin en 313 après J.-C : le départ feint de l’armée romaine incite les Lanciones à traverser imprudemment le Rhin. Ils sont alors pris en tenaille par les troupes terrestres et une flottille fluviale conduite par Constantin lui-même. Constance II avait certainement prévu de suivre l’exemple paternel en 359 après J.-C. lorsqu’il fit surveiller les Limigantes depuis une flottille sur le Danube26. En 363, afin d’obliger les contingents perses à lever la surveillance du Naarmalcha devant la ville de Pirisabora, Julien fait débarquer de nuit derrière eux les procursatores de l’avant-garde de Lucillianus. Au matin, ils devaient prendre en tenaille la garnison du canal leurrée par le débarquement d’une tête-de-pont27. Malgré leur moins grande fréquence, les assauts nocturnes sont néanmoins bien attestés dans nos sources et peuvent être considérés comme la troisième catégorie de procédés utilisée lors des opérations de « petite guerre ». En 358 après J.-C., le césar Julien aurait repris Trèves grâce aux Francs de Charietto qui pratiquaient le harcèlement nocturne des groupes de Chauques et de Chamaves, tandis que le magister peditum Sebastianus, en 378 après J.-C., attaque intentionnellement en pleine nuit un groupe de pillards goths près de la Maritza28. 24. Ammien, XXVII, 2, 2 (Jovin), XXVII, 8, 6 (Théodose), cf. aussi Ammien, XVI, 11, 5-6 ; Zosime, IV, 7, 4, Zonaras, XII, 24. 25. Malchus, fr. 20, l. 226-248 (éd. Blockley). Cf. aussi Ammien, XXVIII, 5, 5. 26. Panégyriques latins IX, 22, 3 (Constantin) ; Ammien, XIX, 11, 8 (Constance II) ; cf. aussi Ammien, XVII, 1, 4-7, 357 P. C., où Julien utilise le même type de tenaille que Constantin. 27. Zosime, III, 16, 2-17, 2 ; une version moins développée de l’épisode dans Ammien, XXIV, 2, 7-8, qui n’a assisté qu’à l’étape ultime de la manœuvre. 28. Charietto : Zosime, III, 7, 1-6 ; K.-W. Welwei, M. Meier, Charietto – Ein germanischer Krieger des 4. Jahrhunderts n. Chr., in Gymnasium, 110/1, 2003, p. 41-56. Sebastianus : Ammien, XXXI, 11, 4. Cf. aussi Syrianus, Strat., XXXIX ; Maurice, Strat., IX, 2, 18-66. 24 An Tard , 16, 2008 SYLVAIN JANNIARD La teneur même des prescriptions de l’auteur conforte de fait la datation théodosienne du traité : la méfiance absolue de la bataille rangée est la conséquence directe du traumatisme récent de la défaite d’Andrinople et de la nécessaire reconstitution des effectifs qui s’en est suivie, avec pour contrecoup la crainte des autorités romaines de mener sur le champ de bataille des armées imparfaitement formées29. L’obtention d’une décision rapide Lorsque l’affrontement ne peut être évité, ou bien semble s’engager d’une façon très favorable pour elle, l’armée romaine se range sur le champ de bataille. Là encore, de nombreux artifices sont déployés pour obtenir une décision militaire au moindre coût humain et matériel. Le premier d’entre eux est psychologique et consiste à impressionner l’adversaire, en particulier quand il s’agit de populations extérieures à l’Empire, par l’importance et le lustre de l’apparat militaire impérial. Parmi les soins de l’ancien tribun militaire, Végèce range en bonne place la vérification de l’entretien et de la qualité de l’équipement du soldat (ueste nitidus, armis bene munitus ac fulgens, II, 12, 4) et Ammien nous fournit en plusieurs occasions l’une des raisons non strictement matérielles de cette préoccupation : près de la Moselle en 366, le magister equitum Jovin profite du premier moment de stupeur d’un groupe d’Alamans, uexillorum splendentium facie territi, pour prendre l’avantage dans un combat où il est en infériorité numérique. Toujours en Gaule, en 370, un parti de pillards saxons, signorum aquilarumque fulgore praestricti, arrive à résipiscence avant de se mesurer aux forces du magister peditum Sévérus. Il convient certes de tenir compte de l’amplification apportée par Ammien aux deux épisodes et du choix non fortuit des enseignes, chargées d’une haute valeur religieuse, dans l’établissement de la synecdoque. Pour autant, il n’est pas possible d’ignorer l’existence de ces démonstrations, supposées efficaces, d’ordre, de performance et de supériorité matérielle de la part de l’infanterie romaine30. La prévention de la désorganisation De leurs côtés, les unités romaines les plus aguerries pouvaient ne pas échapper à la désorganisation psycholo29. Sur le traumatisme qui suivit la mort de Valens et la perte des deux tiers des soldats engagés à Andrinople, cf. J. Straub, in Philologus, 95, 1943, et N. Lenski, Initium mali Romano imperio: contemporary reactions to the Battle of Adrianople, in TAPhA, 127, 1997, p. 137-152, 160-163. 30. Ammien, XXVII 2, 5-6, XXVIII, 5, 3 ; cf. aussi XVIII, 2, 17 (armorum uiriumque uarium decus qui impressionne l’Alaman Macrianus), XXIX, 5, 15 (Firmus, fulgore signorum […] praestrictus), XXXI, 10, 9. Le conseil se trouvait déjà dans Onasandre, Strat., XXVIII. Bien entendu, ce n’était pas l’unique expédient de nature « psychologique » utilisé par les forces impériales pour obtenir une décision rapide et économique, cf. n. suivante. gique. Une part non négligeable des batailles d’infanterie se résolvait, en effet, avant même que les deux lignes opposées n’en viennent réellement au choc, dans les cas où l’une des parties prenait l’ascendant moral sur son adversaire. L’effet accablant des tirs préliminaires de l’infanterie légère, l’absence de visibilité en raison de la nature de l’équipement, de l’ordre dense et de l’environnement modifié de la bataille (poussière…), l’estimation faussée ou réelle d’une supériorité numérique ou tactique de l’adversaire qui se serait lue, par exemple, dans sa détermination à venir au contact, la perte de confiance dans les qualités de son propre commandement ou bien la crainte d’une manœuvre inattendue pouvaient transformer l’hésitation naturelle d’une troupe rangée en bataille en une terreur propice au délitement de sa ligne par les derniers rangs et à la fuite31. La prévention d’un tel risque passait par le souci de mener au combat les troupes les mieux préparées. Végèce, qui écrit dans le contexte d’un pic de recrutement en raison des pertes subies lors de la défaite d’Andrinople, dresse ainsi une liste très précise de recommandations destinées aux commandants placés par nécessité à la tête de troupes fraîches : à une bonne connaissance de ses hommes et surtout de leurs cadres, l’Épitomé ajoute le conseil plus concret d’amalgamer vétérans et recrues et surtout de conforter la confiance fragile des nouvelles unités par des opérations de faible ampleur menées avec une supériorité numérique ou tactique absolue, afin aussi de minimiser les pertes en cas d’échec (attaque de fourrageurs, de pillards, de camps de nuit, d’ennemis en mouvement…)32. Le choix du terrain L’une des utilisations majeures de la topographie, en particulier à des fins défensives, est représentée par l’occu31. Végèce, Mil., III , 18, 12, quia fortiores uidentur qui prouocare non dubitant ; III, 20, 15-19 (efficacité d’un premier assaut décisif aux ailes) ; Maurice, Strat., VIII, 2, 41. Théorisation parfaitement illustrée par la mésaventure survenue à deux légions et deux auxilia palatins opposés à des Alamans en 365 après J.-C., Ammien, XXVII, 1, 4 [l’échange initial de traits vient d’avoir lieu] nostrorum acies impetu hostium acriore concussa, nec resistendi nec faciendi fortiter copiam repperit, cunctis metu compulsis in fugam. Cf. aussi Lactance, De mort. pers., XLVII, 1 et 3 : massacre de l’armée de Maximin Daia à Andrinople en 313 après le premier assaut des Liciniens. Sur l’« action morale », cf. C. Ardant du Picq, Études sur le combat. Combat antique et combat moderne, Paris, 2004 [réimpr. de l’éd. de 1904], p. 42-43, 72-73, 82, 97, 102-108, part. p. 115 : « La tactique est (a toujours été et dû être au moins) l’art, la science, de faire combattre les hommes avec leur maximum d’énergie, maximum que peut donner seule l’organisation à l’encontre de la peur ». Voir déjà C. von Clausewitz, De la guerre, e.g. III, 5 (« Vertu guerrière de l’armée »), mais celui-ci insiste moins sur la crainte, à laquelle il oppose l’enthousiasme des armées de conscription et le conditionnement à la destruction opéré dans la troupe par la discipline et l’expérience des combats. 32. Végèce, Mil., III, 9, 14-18 ; 10, 5-11 et 24 ; 25, 11. Cf. aussi Urbicius, Epitedeuma, 2 ; Syrianus, Strat., XVII, 26-27 et Maurice, Strat., VIII, 1, 14 ; 2, 3. Le magister militum Théodose dont une partie des troupes a lâché pied au cours d’un combat inégal contre les Isaflenses dans les Bibans (?), choisit, après avoir durement châtié les coupables, de rétablir le moral de ses hommes en menant par surprise des opérations de pillage sur le territoire de la tribu voisine des Iesalenses (Ammien, XXIX, 5, 46-50). An Tard , 1 6 , 2 0 0 8 VÉGÈCE ET LES TRANSFORMATIONS DE L’ART DE LA GUERRE AUX IVe ET Ve SIÈCLES APRÈS J.-C. pation anticipée des hauteurs disponibles sur le champ de bataille. La pratique est particulièrement théorisée par Végèce qui en expose les avantages : l’amélioration de la force de pénétration des projectiles et l’opposition de l’obstacle supplémentaire de la pente aux adversaires, guère propice aux évolutions de l’infanterie en ordre serré33. La pratique jouit d’une grande popularité parmi les commandants en infériorité numérique : le loyaliste préfet d’Égypte Tenagino Probus aurait pensé, selon Zosime, arrêter de cette façon l’invasion de sa province par les Palmyréniens de Timagène en tenant les pentes d’une hauteur près de Babylone. Nous retrouvons l’expédient employé par Licinius à Andrinople en 324. De même, les premiers moments de la bataille du Campus Mauriacus en 451 sont occupés par la tentative mutuelle des belligérants de s’emparer de la colline qui dominait le champ de bataille34. La perte de cette hauteur jette le trouble dans l’armée d’Attila (exercitum turbatum, Jordanès, Hist. Goth., 202), dont la supériorité en cavalerie se voit ainsi gravement affectée. Dans les deux premiers cas, et avec un égal succès, la réponse a été identique et a consisté à gravir la hauteur à revers et à occuper un surplomb plus élevé dans le dos des troupes déjà installées. 33. Végèce, Mil., III, 13, 1-2, Elabora ergo, ut conserturus manum primum auxilium captes ex loco, qui tanto utilior iudicatur, quanto superior fuerit occupatus. In subiectos enim uehementius tela descendunt, et maiore impetu obnitentes pars altior pellit. Qui aduerso nititur cliuo, duplex subit cum loco et hoste certamen ; III, 6, 27. Cf. aussi Syrianus Magister, Strat., XXXVII, 3-12 (en cas d’infériorité numérique) ; Maurice, Strat., VIII, 2, 75, XII B, 20. 34. Probus : Zosime, I, 44, 2 (270 apr. J.-C.) ; PLRE I, p. 740-741, Probus 8. Licinius : Anonyme de Valois, V, 24 ; V. Neri, Medius Princeps. Storia e immagine di Costantino nelle storiografia latina pagana, Bologne, 1992, p. 268-269, nie toute valeur au témoignage de l’Origo Constantini au profit de la présentation du même événement donnée par Zosime (II, 22, 4-7). Il me semble qu’il s’agit là d’une erreur méthodologique importante à la lecture du tissu d’invraisemblances que constitue ce dernier récit, tout entier dédié à la présentation fastidieuse d’un stratagème confus : alors que les deux armées s’observent depuis plusieurs jours déployées sur une distance peu crédible d’environ 37 km (4), Constantin décide, pour des raisons qui défient toute volonté de compréhension, de cacher des troupes, qui ne réapparaîtront plus dans le récit, sur une colline dont la localisation est inconnue (5). Lui-même traverse l’Hèbre avec 12 cavaliers (!) et la surprise de ce franchissement soudain tétanise les 165 000 hommes de Licinius (2), parmi lesquels Constantin et ses douze héros font déjà grand carnage… « Toute l’armée » les rejoint, on ne sait comment, et après avoir étendu 34 000 Liciniens se retire en laissant s’échapper le chef de leurs adversaires (7). On peut légitimement s’interroger sur les raisons qui ont fait préférer aux commentateurs cette pure fantaisie au récit bien plus sobre et vraisemblable de l’Origo Constantini, où la présentation encomiastique des qualités de l’armée de l’empereur chrétien ne doit pas masquer la précision des annotations tactiques. Campus Mauriacus : Jordanès, Histoire des Goths, 197, erat autem positio loci decliui tumore in editum collis excrescens, quem uterque cupiens exercitus obtinere, qui loci opportunitas non paruum beneficium confert. 201. Fit ergo de loci, quem diximus, oportunitate certamen. Attila suos diriget, qui cacumen montis inuaderent, sed a Thorismundo et Aetio praeuenitur, qui eluctati collis excelsa ut conscenderent, superiores effecti sunt, uenientesque Hunnos montis beneficio facile turbauerunt et 211 ; G. Zecchini, Aezio : l’ultima difesa dell’Occidente romano, Rome, 1983, p. 270-271. 25 LE COMBAT EN LIGNE La position du commandant Végèce, puis Maurice, recommandent une même position en retrait immédiat des lignes, la plus à même selon eux de permettre un emploi approprié des différentes divisions de l’acies et spécifiquement des réserves35. Bien qu’il soit difficile de raisonner ex silentio, cet emplacement semble avoir été préféré dans la majeure partie des batailles dont le récit nous a été transmis pour la période tardive. La communication du plan du combat à l’avance, la relative autonomie des officiers subalternes, la gamme assez étroite des manœuvres tactiques applicables et surtout la difficulté à transmettre de façon rapide et adéquate des réponses aux rares informations parvenues depuis les premières lignes engagées rendent compte du succès d’une telle position. Rufin d’Aquilée l’attribue explicitement à l’empereur Théodose lors de la bataille de la Rivière Froide (394) et l’on doit supposer que la facilité avec laquelle les généraux pouvaient s’échapper des désastres subis par leurs armées s’explique par une situation peu exposée derrière les lignes de bataille36. Une position fixe en retrait s’imposait tout particulièrement en deux circonstances : lorsque les lignes de bataille étaient trop allongées pour qu’il fût possible pour un général mobile de contrôler l’ensemble des mouvements et lorsque le plan du combat prévoyait l’emploi décisif des réserves. Le commandant qui avait choisi cette option n’abandonnait bien entendu pas toute prétention à intervenir sur le déroulement des évènements, ce qui se marque nettement dans le choix des hommes à sa disposition immédiate : son porte-enseigne, au moins deux musiciens, des estafettes, ses officiers d’état-major et de liaison, tous destinés à transmettre d’éventuels ordres37. La disposition 35. Végèce, Mil., III, 18, 1-4 (l’objectif reste surtout l’emploi des réserves afin de déborder l’adversaire) ; Maurice, Strat., II, 16, 16-19 (la nécessaire situation en retrait du général joue un rôle de repère pour les troupes au cours de la bataille), VII B, 1. 36. Théodose : Rufin, Histoire ecclésiastique, II, 33, [Theodosius] stans in edita rupe, unde et conspicere et conspici ab utroque posset exercitu. On écartera en revanche comme une polémique antiarienne l’absence de Constance II du champ de bataille de Mursa dans la Chronique de Sulpice Sévère (II, 38, 3), démenti par le récit de Julien, cf. B. Bleckmann, Die Schlacht von Mursa und die zeitgenössische Deutung eines spätantiken Bürgerkrieges, in H. Brandt (éd), Gedeutete Realität. Krisen, Wirklichkeiten, Interpretationen (3.-6. Jh. n. Chr.), Stuttgart, 1999, p. 65-68, contra, à tort, H. Singor, The Labarum, Shield Blazons, and Constantine’s caeleste signum, in L. De Blois (éd.), The Representation and Perception of Roman Imperial Power, Amsterdam, 2003, p. 498, qui tente de replacer l’épisode dans une prétendue « démilitarisation » des empereurs au IVe siècle que rien ne vient confirmer. Fuites : e.g. Licinius à Cibalae en 313 (Origo Constantini, V, 16). 37. Sur la composition de cette escorte : Maurice, Strat., XII B, 11 et 17, XII D (musiciens, porte-étendards, hérauts, campidoctores). Officiers : en 378, à Andrinople, Valens disposait au moins auprès de lui du comte des domestiques de la pars occidentalis Richomer et du tribun Equitius chargé de la cura palatii (Ammien, XXXI, 12, 15). Cf. aussi les membres du collège d’officiers accompagnant le magister peditum Ursicin au milieu du IVe s. : Ammien, XV, 5, 22, XVI, 10, 21, XVIII, 7, 6. 26 SYLVAIN JANNIARD des commandants subalternes acquérait par contrecoup une grande importance : le commandant en second devait se placer en première ligne, en charge de l’ensemble des fantassins du centre de l’ordre de bataille et le troisième prenait position dans la cavalerie de l’aile gauche afin de prévenir toute tentative de débordement adverse38. L’emploi de l’infanterie légère devant les lignes de bataille Dans les opérations qui précèdent immédiatement le choc des lignes, l’infanterie légère occupe une place importante au point de faire espérer à certains généraux qu’elle leur permette de clore l’engagement avant toute collision. D’un point de vue théorique, Végèce offre les recommandations les plus précises concernant l’emploi des fantassins légers. Au livre III, 14, exposant son ordre de bataille, il suggère que les archers et les javeliniers quittent leurs positions dans les rangs avant le début du combat et, placés devant les lignes, harcèlent de leurs traits l’armée adverse pour atteindre deux objectifs : l’obliger à abandonner son ordonnancement initial en se portant en avant de façon précipitée pour faire cesser les salves (prouocare) ou bien la mettre en fuite (in fugam uertere)39. Le premier de ces objectifs est bien illustré par l’image qu’Ammien donne de l’usurpateur Procope se jetant avant le combat au devant des troupes adverses au cours d’une tentative de ralliement, quasi procursatione hostem lacessens (Ammien, XXVI, 7, 15). Textes théoriques et récits historiographiques restent toutefois peu précis sur les modalités de l’extraction puis de la réintégration des fantassins légers dans les lignes. Le procédé est en fait intimement lié à la question de leur place dans les unités d’infanterie. Le chapitre 14 du livre III de l’Epitoma rei militaris (quemadmodum acies debeat ordinari ut in conflictu reddatur inuicta) indique que l’infanterie légère – la leuis armatura – occupe les 38. Végèce, Mil., III, 18, 5-8. Nous retrouvons une position centrale similaire pour l’hypostrategos dans les recommandations de Maurice concernant la cavalerie (Strat., I, 4, II, 2 et 6, 11-14, III, 12) et une même disposition du commandant de toute l’infanterie dans le meros central (Strat., XII B, 17). 39. Végèce, Mil., III, 14, 11-12, Sciendum ergo est stantibus duobus primus ordinibus tertium et quartum ordinem ad prouocandum cum missilibus et sagittis primo loco semper exire. Qui si hostes in fugam uertere potuerint, ipsi cum equitibus persequuntur ; sin uero ab hostibus pulsi fuerint, redeunt ad primam ac secundam aciem et inter ipsos recipiunt se ad loca sua. « Ainsi, il faut savoir qu’alors que les deux premières lignes se tiennent immobiles, la troisième et la quatrième ligne commencent toujours par sortir [de l’ordre de bataille] pour provoquer [l’adversaire] avec leurs traits et leurs flèches. Si elles ont pu mettre les adversaires en fuite, elles les poursuivent avec les cavaliers mais si elles ont été repoussées par les adversaires, elles reviennent vers la première et la seconde ligne et retournent à leurs postes [en passant] à travers celles-là. » L’antiqua legio faisait de même, cf. II, 17, 1-2. La recommandation se trouve déjà pour des contextes différents dans Elien, Taktikê theoria, XVII, 1 et Arrien, Technê taktika, XV, 3-4. An Tard , 16, 2008 troisième et quatrième lignes de l’ordre de bataille40. Ces fantassins s’extraient de leurs lignes (exire) afin d’entamer le harcèlement initial de l’adversaire, en préalable au choc des deux acies, comme nous l’avons rappelé précédemment. S’ils sont repoussés ou échouent à mettre en fuite la ligne adverse, ils retrouvent leur disposition originelle en traversant les deux premiers rangs de fantassins lourds qui n’ont pas bougé pendant cette phase du combat (redeunt ad primam ac secundam aciem et inter ipsos recipiunt se ad loca sua). Or, outre l’absence de confirmation par les sources historiographiques, cette description souffre de ne pas être compatible avec l’ordonnancement de l’infanterie lourde décrit dans le même chapitre. En effet, les deux premières lignes lourdes semblent présenter un front hermétique, ad uicem muri. Végèce ne semble donc pas prévoir d’intervalles entre les subdivisions tactiques des premiers rangs. L’espace dévolu à chaque soldat dans les lignes, trois pieds ou environ 90 cm de front, n’autorise pas non plus les ouvertures nécessaires au passage des fantassins légers (III, 14, 6 et 15, 1). Néanmoins, le retour de ces derniers au travers de leurs camarades paraît s’imposer en raison de l’organisation de l’infanterie légère dans les unités tardives. L’ordre de bataille en 6 lignes du chapitre 14 du livre III de Végèce correspond en fait au rangement en colonne d’un contubernium de 6 hommes41. Le calcul de la profondeur totale occupée par les 6 rangs de l’ordre de bataille vient le confirmer : Végèce arrive au chiffre de 42 pieds en multipliant la distance réglementaire de 6 pieds entre chaque ligne (acies, ordo) par le nombre d’hommes alignés – 6 – et en rajoutant l’espace occupé par chaque soldat, évalué à un pied (III, 15, 4). L’ordre décrit aboutit ainsi à envisager une division de chaque contubernium pour moitié entre fantassins lourds (1er, 2e et 6e rangs) et légers (3e au 5e). Or, cela correspond parfaitement aux prescriptions de l’Épitomé sur la nécessité d’entraîner les recrues au maniement de tous types d’armes de jet. C’est le propos des chapitres quatorze à dix-sept du livre I : « On doit demander aussi à la recrue de lancer contre ce poteau, comme s’il s’agissait d’un homme, un pieu plus lourd que ne seront plus tard les vrais javelots. » L’instructeur doit s’assurer de la force et de la précision du tir. Au chapitre 15, nous trouvons qu’« environ un tiers ou un quart des recrues, que l’on aura jugées les plus aptes, 40. Végèce, Mil., III, 14, 9-10, Tertius ordo disponitur de armaturis uelocissimis, de sagittariis iuuenibus, de bonis iaculatoris, quos antea ferentarios nominabant. Quartus item ordo construitur de scutatis expeditissimis, de sagittariis iunioribus, de his qui alacriter uerutis uel mattiobarbulis, quas plumbatas nominant, dimicant, qui dicebantur leuis armatura. « La troisième ligne est composée des troupes les plus rapides, des jeunes archers et des bons tireurs, qui étaient appelés autrefois ferentarii. La quatrième ligne est formée des scutati les plus légers, des archers à peine recrutés, de ceux qui lancent avec force les javelines et les dards qu’on appelle plombés, ceux qu’on désigne comme l’infanterie légère. » 41. Contra E. L. Wheeler, The Legion as Phalanx in the Late Empire II, in REMA, 1, 2004, p. 162 mais qui méconnaît le sens d’ordo chez Végèce et élimine le calcul de Mil. III, 15, sans le rapprocher de III, 14. An Tard , 1 6 , 2 0 0 8 VÉGÈCE ET LES TRANSFORMATIONS DE L’ART DE LA GUERRE AUX IVe ET Ve SIÈCLES APRÈS J.-C. doit s’exercer toujours contre ces mêmes poteaux avec des arcs de bois et des flèches d’exercice ». Cette mention est particulièrement intéressante puisque dans les contubernia alignés de l’ordre de bataille proposé par Végèce, jusqu’à un tiers des hommes se trouvent être des archers. Suivent deux chapitres sur la nécessité de l’entraînement des recrues à la fronde et au jet de dards plombés42. La solution pour rendre compte des mécanismes de réintégration de l’infanterie légère contuberniale serait donc de supposer qu’en III, 14, 8, Végèce aurait anticipé dans sa présentation le resserrement de l’infanterie lourde. En effet, les traités tactiques de langue grecque reconnaissent trois types d’intervalles entre les fantassins. Le premier concerne l’ordre « lâche », ajraiovtato , dans lequel les hommes et les rangs sont séparés par une distance uniforme de six pieds (quatre coudées, environs 178 cm). Dans l’ordre serré, puvknwsi , hommes et rangs sont séparés par une distance de trois pieds (deux coudées, environ 89 cm). Cette formation est utilisée pour donner l’assaut. Il existe enfin un ordre dense, puknovtato ou sunavspismo , utilisé pour recevoir l’assaut, où hommes et rangs sont séparés par une distance d’un pied et demi (une coudée, environ 45 cm)43. Il est possible que les mouvements d’extraction et de réintégration de l’infanterie légère se soient bien effectués commisso bello, mais avec les deux rangs de fantassins lourds encore en ordre « lâche » : l’adoption de la puknôsis dans l’infanterie des premières lignes ne devait se faire qu’avant le corps-à-corps (cum ad spathas et ad pila uentum sit, III, 14, 13). Végèce aurait simplement anticipé de peu, en raison de son importance, l’exposé de l’ordre serré qui ne se réalisait sur le terrain qu’une fois la leuis armatura retournée à son poste. Cette reconstruction est confirmée par le texte plus tardif de Syrianus Magister qui prévoit, sous le nom d’entaxis, que les fantassins légers puissent se placer dans les intervalles laissés par l’infanterie lourde alors que cette dernière n’a pas encore clos ses rangs44. Le resserrement (puknou`ntai) de ces mêmes rangs juste avant l’assaut est aussi parfaitement décrit dans le traité de l’empereur Maurice, bien qu’il le place 42. Végèce, Mil., I, 14, 1, Tiro […] hastilia quoque ponderis grauioris, quam uera futura sunt iacula, aduersum illum palum tamquam aduersum hominem iactare conpellitur. I, 15, 1, Sed prope tertia uel quarta pars iuniorum, quae aptior potuerit reperiri, arcubus ligneis sagittisque lusoriis illos ipsos exercenda est semper ad palos. 43. Asclépiodote, Takt., IV, 1-3 ; Onasandre, Strat., X, 2 (sans précision chiffrée) ; Elien, Takt., XI, 2-5 ; Arrien, Takt., XI, 3-4, et Ektaxis, 15 et 26. Cf. E. L. Wheeler, The Legion as Phalanx, in Chiron, 9, 1979, p. 308-309, mis à jour dans E. L. Wheeler, The Legion as Phalanx in the Late Empire I, in Y. Le Bohec et C. Wolff (éds.), L’armée romaine de Dioclétien à Valentinien Ier (Actes du troisième congrès de Lyon sur l’armée romaine, 12-14 septembre 2002), Lyon, 2004, p. 329. 44. Syrianus, Strat., XXXI, 18-20, e[ntaxi ejsti;n o{tan e[ti ajpuvknou ou[sh th` favlaggo eij ta; kena; aujth` diasthvmata a[ndra par∆ a[ndra tou; yilou; tavtwmen, ouj sfendovnai crwmevnou ajll∆ ajkontivoi kai; bevlesin. « On parle d’entaxis quand, la ligne encore en ordre lâche, on place dans les intervalles disponibles, les uns derrière les autres, les fantassins légers qui sont équipés de javelines et d’arcs, mais pas de fronde ». Voir aussi XVI, 45-47. La forme entaxis est déjà attestée dans les traités d’époque impériale, avec probablement la même validité prescriptive que pour l’époque byzantine, cf. Arrien, Takt., XXVI, 6. Asclépiodote rend la même disposition par le terme de parentaxis (VI, 1 et X, 1). 27 à deux ou trois portées de flèches de l’adversaire : à l’ordre iunge, les files et les lignes se rapprochent les unes des autres au point de faire se toucher les boucliers des premières lignes45. L’intervalle initial de six pieds, joint à la familiarité qu’entretenaient les membres d’un même contubernium, ne devait pas rendre impossible le retour des troupes légères à travers les premiers rangs dans le système proposé par Végèce46. Jusqu’à présent, il a été question de fantassins légers provenant des corps mêmes qu’ils étaient censés précéder dans la phase préliminaire du combat. La Notice des Dignités, datée du début du Ve siècle, répertorie cependant des troupes dont l’onomastique indiquerait une spécialisation dans des opérations légères de ce type, en particulier des fantassins exculcatores47. Il s’agit de trois auxilia palatins à disposition du magister peditum praesentalis d’Occident et cantonnés en Hispanie et en Italie à l’époque de l’ultime rédaction de la partie occidentale de la Notice. Or, nous avons chez Végèce le terme d’exculcator, qui est utilisé pour désigner les fantassins légers, placés derrière les premières lignes et utilisés comme tirailleurs en début de bataille48. Rien n’indique cependant que les unités portant ce nom dans la Notice aient été, aux IVe et Ve siècles, autre chose que des fantassins légers d’élite polyvalents, employés peut-être d’une manière préférentielle dans les manœuvres préalables à l’assaut. Ammien Marcellin, quant à lui, utilise une fois le terme de procursatores pour désigner les tirailleurs agissant devant les lignes avant la bataille de Ctésiphon en 363 (XXIV, 6, 10). Il s’agit d’un emploi fonctionnel générique, car nous ne connaissons aucune unité portant ce qualificatif. L’action de harceler l’adversaire avant le combat, rendue par le verbe procursare (XVIII, 8, 5, XXXI, 7, 10) et le substantif qui en dérive procursatio (XXVI, 7, 15), explique l’emploi de procursatores pour désigner des fantassins placés dans cette situation tactique. Le terme est 45. Maurice, Strat., XII B, 16, 20-25, Puknou`ntai h[toi sfivggontai, o{tan wj ajpo; duvo hj\ triw`n saggitobovlwn th` tw`n ejcqrw`n paratavxew givnetai hj paravtaxi kai; mevllei sumbavllein. Paraggevllei iougge. Kai; puknouvmenoi sfivggontai pro; to;n mevson tovpon kata; bavqo kai; mh` ko tosou` ton, i{na oij me;n e[mprosqen tetagmevnoi ejk plagivou eij ta; bouvkoula ajllhvloi ejggivzousin, oij de; o[pisqen kata; nwvtou ajllhvloi scedo;n cecovllhntai. « Ils [les fantassins] resserrent ou rapprochent [leurs rangs] quand la formation arrive à environ deux ou trois portées de flèche de la formation adverse et qu’elle s’apprête à donner l’assaut. Le commandement est “rapprochez”. Se resserrant, ils se rapprochent du centre [de la formation], tant en profondeur qu’en largeur, de sorte que ceux qui sont placés devant se rejoignent latéralement jusqu’à [faire se toucher] leurs boucliers et que ceux qui [sont placés] derrière s’agglutinent presque les uns derrières les autres. » À leur arrivée sur le lieu de l’affrontement, les troupes sont encore ejn ajraiotevrw/ diasthvmati (XII B, 11, 11). Cf. aussi I. Syvänne, The Age of Hippotoxotai. Art of War in Roman Military Revival and Disaster (491-636), Tampere, 2004, p. 201-202. En revanche, Wheeler, The Legion as Phalanx [2004, I], cit. (n. 43), p. 325, ne voit en Végèce, Mil., III, 14, qu’une réminiscence républicaine anachronique. 46. Un épisode démontre que les intervalles destinés à laisser passer les troupes vers l’arrière à travers les fantassins n’étaient toutefois pas prévus pour la cavalerie : à Andrinople, en 378 apr. J.-C., les scholes palatines des Scutarii et des Scutarii sagittarii outrepassent leur mission de harcèlement initial. Elles sont repoussées sur la ligne principale d’infanterie dont elles bouleversent l’ordonnancement (Ammien, XXXI, 12, 16). 47. ND Oc. V, 173 = VII, 20 ; V, 175 = VII, 122 ; V, 207. 48. Végèce, Mil., II, 15, 6 et 17, 1. 28 An Tard , 16, 2008 SYLVAIN JANNIARD cependant plus souvent utilisé pour qualifier des partis de reconnaissance, montés ou non. Il est possible qu’Ammien ait cherché à différencier dans son récit les tirailleurs organiques, pour l’action desquels il emploierait procursare et procursatio, et les unités spécifiquement affectées à cette tâche pour la durée d’un combat, qu’il appellerait procursatores. Dans le cas d’emploi d’unités entières à cette fin, leur réintégration dans l’ordre de bataille devait se faire par les intervalles laissés entre l’acies principale et les flancs-gardes. Les modes d’extraction et de réintégration de l’infanterie légère dans les phases préliminaires du combat dépendaient donc de l’organisation même des unités et de l’ordre de bataille. L’ordre dense des IVe et Ve s., où ne comptait plus que la ligne, autorisait une spécialisation contuberniale ou bien le recours à des unités séparées affectées au harcèlement, obligées de coordonner leur action avec l’acies principale. La volée initiale L’engagement débute ensuite par une ou plusieurs volées de traits qu’Ammien rend par le verbe prae-/propilare et ses dérivés49. Bien que les sources narratives ne le précisent pas, elles sont le fait des rangs d’archers et de javeliniers qui ont repris leur place derrière les premières lignes de l’infanterie lourde. Leur disposition en retrait demeurerait incompréhensible si l’on ne supposait qu’avant de servir de rangs de réserve, ces hommes aient fait usage de leurs armes de jet contre l’adversaire dans les derniers mètres de sa progression. Une telle pratique se déduit tout particulièrement de la composition des rangs 3 à 5 de l’ordre de bataille végétien et trouve un développement explicite dans les traités théoriques de Syrianus et de Maurice qui prévoient la possibilité pour l’infanterie légère de tirer par-dessus les premières lignes en adoptant un angle plus grand50. Elle rend compte aussi de l’espace très important laissé par Végèce entre les lignes de son ordre de bataille (6 pieds ou environ 1,77 m), recommandation surtout valable pour les lignes postérieures, afin que les tireurs disposent de l’élan nécessaire51. Si Onasandre au Ier siècle déconseillait fermement ce type de tirs et d’emploi de l’infanterie légère, en conformité avec ce que nous pouvons connaître des modes de combat de l’armée du Haut-Empire, en revanche, dès le début du IIe siècle, ils étaient tous deux vivement conseillés par Arrien à la fois dans son traité théorique et dans l’application pratique que constitue l’Ektaxis kat’Alanôn. Cet ordre de bataille contre les cavaliers lourds alains, repose, tant aux ailes qu’au centre, sur la complémentarité entre la protection offerte par l’infanterie lourde en première ligne et les salves des javeliniers et des archers, y compris montés, derrière elle52. La disposition paraît s’imposer et perdurer comme norme de la seconde moitié du IIe siècle au plus tôt jusqu’au VIe siècle au moins. Les volées peuvent aussi provenir des premières lignes de l’infanterie lourde. Nous trouvons, en effet, dans le livre III de l’Epitomé, le souci de maintenir une forme de polyvalence dans les premières lignes d’infanterie : la seconde ligne de l’ordre de bataille « contemporain » est ainsi formée de fantassins cuirassés mais pourvus d’arcs et de javelots53. Le traité de Syrianus Magister offre pour le VIe siècle un parallèle à l’ordre composite des premiers rangs de Végèce. Au chapitre consacré à la manière de faire face à un assaut de cavalerie, Syrianus prévoit que les fantassins des deux premières lignes d’infanterie soient équipés à la fois d’une lance et d’un arc, dont ils doivent faire usage en premier afin de briser l’élan des cavaliers adverses avant de passer à l’assaut en ayant repris leur armes d’hast54. Végèce attend certainement que ses premiers rangs se comportent de la sorte face à l’assaut. Cette prescription révèle l’importance prêtée « à la puissance de feu » dans l’armée romaine des IVe et Ve siècles ainsi que la nature de la menace principale aux yeux de Végèce : les charges massives de cavalerie et d’infanterie des gentes externae. L’auteur annonce le mode de fonctionnement ordinaire de l’infanterie polyvalente des premières lignes dans l’armée protobyzantine. L’ordre paraphalangique55 Végèce compare l’ordonnancement des premières lignes d’infanterie dont il est le contemporain à la densité 49. Ammien, XVI, 12, 36 (praepilabantur missilia), XXIV, 6, 10 (pro/ praepilatis missilibus mais il s’agit ici de tirailleurs), XXVII, 1, 3, XXIX, 5, 12, XXIX, 5, 25, XXXI, 10, 8, XXXI, 13, 1 ; Panégyriques latins, XII (2), 35, 4. 50. Cf. Syrianus, Strat., XXXV, 29-31, o[tan de; plagiva kai; ptenhv, kat’ oujran dia; to; ta; bevlh kai; tou livqou propivptonta tou` metwvpou th` favlaggo fqavnein te kai; traumativzein kai; kataplhvttein tou; polemivou . « Lorsque [la formation est] allongée et peu profonde, [les fantassins légers peuvent être placés] à l’arrière puisque leurs tirs de flèches et de balles [de fronde] tomberont devant le front de la formation et frapperont et blesseront les adversaires. » Cf. aussi XVI, 45-47, et Maurice, Strat., XII B, 16, 43. Plus généralement, sur la disposition et l’utilité des fantassins légers derrière l’infanterie lourde, cf. Syrianus, Strat., XXXI, 20-21, XXXII, 33-35 (epitaxis) ; Maurice, Strat., XII B, 12, 3-9, 12-17, et déjà Asclépiodote, Takt., VI, 1 et X, 1 (hypotaxis) ; Arrien, Takt., XIII, 2 (to; polu; de; kai; katovpin tw`n ojplitw`n ijstavmenoi wjfelo`usin) et XV, 5. 51. Végèce, Mil., III, 14, 7 et 15, 3-4. 52. Onasandre, Strat., XVII ; Arrien, Takt., XIII, 2 et XV, 5 ; Ektaxis, 1214, 18, 21, 25-26. 53. Végèce, Mil., III, 14, 5 : Instructionis lex est […] in secundo ordine circumdati catafractis sagittarii et optimi milites cum spiculis uel lanceis ordinentur. 54. Syrianus, Strat., XXXVI, 4-8, 14-20. Nous trouvons exposé un conseil similaire, avec moins de précisions toutefois, dans Maurice, Strat., XII B, 16, 43-46. Syrianus se sépare à la fois de Végèce et de Maurice car le vecteur des projectiles se trouve être chez lui l’arc, mais l’objectif reste dans les trois cas le même, l’archerie demandant toutefois un effort de planification tactique plus important. 55. J’appelle de ce nom un ordonnancement des lignes de bataille de l’infanterie romaine, devenu dominant à l’époque tardive et dont les principales caractéristiques sont les suivantes : la coordination entre la protection de l’infanterie lourde et les tirs postérieurs de l’infanterie légère, produit de An Tard , 1 6 , 2 0 0 8 VÉGÈCE ET LES TRANSFORMATIONS DE L’ART DE LA GUERRE AUX IVe ET Ve SIÈCLES APRÈS J.-C. 29 d’un mur (III, 14, 8)56. Derrière ce premier groupe formé des deux premiers rangs de fantassins lourds, nous trouvons une deuxième classe de troupes qui rassemble les troisième, quatrième et cinquième rangs. Ceux-ci sont caractérisés par la présence de tous types d’armes de jet : arcs, dards, javelots et machines de guerre. L’infanterie légère forme les troisième et quatrième rangs dont la composition est précisée : nous y trouvons respectivement des armaturae, des archers et des javeliniers puis des scutati, des archers et des lanceurs de veruta ou de dards plombés (plumbata). Le cinquième rang regroupe deux catégories de balistes, des frondeurs et des javeliniers moins expérimentés dépourvus de boucliers57. Le dernier groupe est formé par le sixième et dernier rang. Il s’agit à nouveau de fantassins lourds qui fonctionnent comme une première réserve58. Cette disposition des lignes, caractérisée par un rangement en première ligne de l’infanterie lourde chargée de recevoir ou de donner l’assaut et de l’infanterie légère pourvue d’armes de jet dans les lignes postérieures, présente de fortes similitudes avec des formations tactiques attestées dans un large éventail de sources littéraires, depuis le IIe jusqu’au VIe siècle59. Les principaux éléments qui permettent de distinguer ces formations denses entre elles se révèlent être l’espacement entre les files et les lignes, la densité de la couverture de boucliers et enfin l’usage des armes dans les premières lignes « lourdes ». En ce qui concerne le premier critère, nous avons déjà vu que les tacticiens grecs, suivis par leurs homologues romains, reconnaissaient trois types d’intervalles dans l’infanterie. Seuls les deux derniers, utilisés pour l’assaut, nous intéressent ici : dans l’ordre serré, puvknwsi , lignes et rangs sont séparés par une distance de trois pieds (deux coudées), soit environ 90 cm. Il existe aussi un ordre dense, puknovtato ou sunaspismov où lignes et rangs sont séparés par une distance d’un pied et demi (une coudée), soit environ 45 cm60. Végèce décrit un ordre de bataille dans lequel chaque soldat occupe trois pieds de front, c’est-à-dire l’intervalle de la puknôsis, sans jour entre les hommes. En profondeur, les rangs sont séparés cependant par six pieds, soit à peu près cent quatre-vingt centimètres. Nous reviendrons sur les raisons de cet écart entre l’auteur et ses prédécesseurs grecs61. Lorsque la ligne romaine attend l’assaut de l’infanterie adverse, sa première tâche consiste à passer de l’ordre lâche à l’ordre dense en réduisant les intervalles entre les rangs et les files selon une procédure dont l’illustration la plus pertinente est fournie par le Strategikon de Maurice62. Le resserrement s’effectue en premier lieu dans chaque file : les soldats placés de part et d’autre de l’hémilochite se rapprochent de lui à l’instigation du lochagos et de l’ouragos, donnant l’image d’un mouvement de presse (oij de; o[pisqen kata; nwvtou ajllhvloi scedo;n cecovllhntai). Dans un second temps, les files se déplacent latéralement vers le centre de la formation, ou omphalos dans la tradition tactique grecque (e.g. Asclépiodote, Takt., II, 6), identifié par la position d’un officier supérieur et/ou d’un étendard. Le mouvement cesse lorsque les boucliers se touchent (oij me;n e[prosqen tetagmevnoi ejk plagivou eij ta; bouvkoula ajllhvloi ejggivzousin)63. C’est ce second mouvement qui est rendu dans les sources historiographiques latines par les expressions firmatis/ densetis/ confertis lateribus64. Maurice recommande d’effectuer le resserrement lorsque l’adversaire est encore à deux ou trois portées de flèche (400- la diversification de l’armement à l’intérieur même des unités ; un ordre serré (sunaspismos) où l’usage du mur de boucliers s’accompagne de la nécessité de disposer de lances d’arrêt ; l’utilisation différenciée des armes à l’intérieur même des rangs de fantassins lourds ; l’attention extrême prêtée à la cohésion des lignes et aux postes à tenir dans les subdivisions tactiques ; la disposition des meilleures troupes en tête de file et en serre-file. 56. Métaphore identique chez Ammien, XVI, 12, 20 (les soldats de la première ligne à la bataille de Strasbourg uelut insolubili muro fundatis). Cf. aussi Ammien, XVI, 12, 49 (instar turrium). 57. Mil., III, 14, 13. In quinta acie ponebantur interdum carroballistae et manuballistarii fundibulatores funditores. […]. 16. Quibus scuta deerant, siue lapidibus manu iactis siue missibilibus in hoc ordine dimicabant, quos accensos tamquam iuniores et postea additos nominabant. Le texte des paragraphes 9-10 est donné à la n. 40. 58. III, 14, 16, Sextus post ordo omnes a firmissimis et scutatis et omni genere armorum munitis bellatoribus tenebatur […]. 17. Hi, ut requieti et integri acrius inuaderent hostes, post ultimas acies sedere consueuerant. Si quid enim primis ordinibus accidisset, de horum uiribus reparationis spes tota pendebat. Pour la disposition de l’infanterie légère derrière l’infanterie lourde encore au VIe s., cf. n. 50. 59. À commencer par l’Ektaxis kat’ Alanôn d’Arrien (Ektaxis, 12-14 [ailes du dispositif], 16-18 [centre]), mais aussi le rangement des armées de Sévère et Niger à Issos en 194 (Dion Cassius, LXXV, 7, 2 [Niger] et 4 [sévériens], et la disposition des troupes de Narsès à Casilinum en 554 (Agathias, II, 8, 4-5 et 9, 10). Plus particulièrement, pour l’étude qui nous intéresse ici, cf. le déploiement de son infanterie par Constance II à la bataille de Mursa en 351 (Julien, Discours, III [II], 57, c-d), et aussi l’ordre de bataille très général donné par Ammien en XIV, 6, 17, […] rectores primo cateruas densas opponunt […] deinde leues armaturas, post iaculatores ultimasque subsidiales acies. 60. Dans la littérature technique grecque, le resserrement peut ne concerner que la longueur ou la profondeur selon les besoins. 61. Végèce, Mil., III, 14, 6-7, Singuli autem armati in directum ternos pedes inter se occupare consueuerunt […] ut nec acies interluceat et spatium sit arma tractandi ; inter ordinem autem et ordinem a tergo in latum sex pedes distare uoluerunt ; III, 15, 1, propterea quia singuli pugnatores ternos occupant pedes. […] 3, Senos pedes a tergo inter singulas acies in latum diximus interpatere debere, et ipsi bellatores stantes singulos obtinent pedes. 62. Le texte est cité et traduit n. 45. Les Taktica font exécuter un mouvement inverse : rapprochement vers le centre puis densification par file, cf. Asclépiodote, Takt., XII, 9. 63. Dans le lemme eij ta; bouvkoula de Maurice, le terme de boukoula ne renvoie pas à l’umbo du bouclier. Il est impossible en effet que le rapprochement des hommes des lignes ait abouti à faire se toucher les umbones de leurs boucliers respectifs. Dans les sources tardives par ailleurs, buccula a le sens de protège-joues (CTh, X, 22, 1, Histoire Auguste, Vie des deux Maximins, XXIX, 8-9). Vitruve, De l’architecture, X, 10, 3, en fait un emploi technique pour désigner les tringles qui, de part et d’autre du tiroir pour le projectile, forment la glissière du scorpion. On serait donc plutôt tenté de garder l’idée de l’enserrement, ce qui, appliqué à un bouclier, ne peut que renvoyer au renfort métallique ou organique qui cercle le tablier central, contra T. Kolias, Byzantinische Waffen : ein Beitrag zur byzantinischen Waffenkunde von den Anfängen bis zur lateinischen Eroberung, Vienne, 1988, p. 100, et I. Syvänne, cit. (n. 45), p. 202-203, n. 1. 64. Ammien, XVI, 2, 6 (entre Auxerre et Troyes, 357) ; XXIX, 5, 48 (région d’Auzia, 374) ; XXXI, 8, 10 (Dibaltum, 377). Il est possible que ces différents termes aient renvoyé à des formes distinctes de rapprochement par déplacement ou doublement des lignes et des files. 30 An Tard , 16, 2008 SYLVAIN JANNIARD 700 m). La précocité de l’action s’explique certainement ici par le nombre élevé de soldats par file, jusqu’à vingt, ce qui augmentait le temps nécessaire à l’accomplissement de mouvements collectifs. En revanche, au IVe siècle, le resserrement semble s’accomplir en préalable immédiat aux échanges initiaux de traits et au choc comme l’attestent à la fois les recommandations de Végèce et le récit d’Ammien Marcellin, les files de six qui paraissent être la règle à cette époque étant moins lentes à se mouvoir65. Le choix d’un ordre dense rend aussi compte de la pratique de la poussée dans les lignes romaines tardives, au moins à partir du IVe siècle Ainsi dans le livre III, à la fois descriptif et prescriptif, de son ouvrage, Végèce recommande-t-il pour rompre l’oisiveté des troupes en garnison un exercice particulier, omis dans les chapitres du livre I consacrés à l’entraînement des recrues. Les participants sont divisés en deux groupes armés de boucliers : le premier occupe solidement une position et doit empêcher le second de l’en déloger. L’objectif de l’exercice constituait sans aucun doute un entraînement à la poussée coordonnée ligne contre ligne66. On se condamne à ne pas comprendre non plus l’importance des rangs postérieurs si l’on évacue trop rapidement la possibilité d’une poussée des boucliers. La plupart des commentateurs estime que la profondeur des rangs par manipule aux IIe-IIIe siècles aurait été de 8 hommes, soit un contubernium en file67. Dans le seul ordre de bataille précis que nous ayons conservé pour cette époque, l’Ektaxis d’Arrien, la profondeur est obtenue par le rangement l’une derrière l’autre des deux centuries du manipule, chacune déployée indépendamment par file de quatre hommes (un demi contubernium)68. Or, cette disposition était exceptionnelle : d’ordinaire les deux centuries manipulaires combattaient côte à côte, comme vient encore de le montrer M. P. Speidel à partir du réexamen de leurs symboles épigraphiques69. Il paraît donc prudent de supposer, faute de documentation plus 65. Végèce, Mil., III, 14, 13 ; Ammien XVI, 12, 37, XXVIII, 5, 6, XXXI, 7, 12-13. 66. Végèce, Mil., III, 4, 5, […] occupare aliquem locum et, ne a contubernalis detrudantur scutis, inuicem obuiantibus niti. L’exercice semble avoir été emprunté à Onasandre, Strat., X, 4 qui dans le même contexte d’une armée démobilisée propose toutefois un entraînement un peu différent : la position y est une butte ou une colline et les soldats sont équipés de bâtons en plus de boucliers. Sur le passage, cf. P. Rance, Simulacra Pugnae : The Literary and Historical Tradition of Mock Battles in the Roman and Early Byzantine Army, in GRBS, 41, 2000, p. 240-243, 245 (influence sur Végèce). Pour l’utilisation probable d’Onasandre par Végèce, cf. S. Janniard, Les formations tactiques en éperon et en tenaille dans l’armée romaine, in MEFRA, 116/2, 2004, p. 1024-1025, 1028. 67. M. P. Speidel, The Framework of an Imperial Legion, in R. Brewer (éd.), The Second Augustan Legion and the Roman Military Machine, Cardiff, 2002, p. 132-134 ; Wheeler, The Legion as Phalanx [2004, II], cit. (n. 41), p. 162-163 ; contra A. K. Goldsworthy, The Roman Army at War, 100 BC-AD 200, Oxford, 1996, p. 180-181. 68. Arrien, Ektaxis kat’Alanôn, 12-24. Une reconstruction différente est proposée par E. L. Wheeler, The Legion as Phalanx [1979], cit. (n. 43), p. 311-313, mis à jour dans Wheeler, The Legion as Phalanx [2004, II], cit. (n. 41), p. 164-165. 69. Centurial Signs and the Battle Order of the Legions, in ZPE, 154, 2005, p. 286-292. explicite, que le rangement standard du manipule reposait sur une profondeur de 4 hommes par ligne de bataille. Or, à la fin du IVe siècle, le déploiement préconisé par Végèce est déjà de six hommes par ligne ; quant aux traités protobyzantins de Syrianus et de Maurice, ils proposent des profondeurs allant d’un minimum de 4 et 5 hommes jusqu’à 3270. Précisément, Maurice donne comme explication à cette accumulation non seulement l’assistance matérielle que sont à même d’apporter à la première ligne les piquiers et les archers placés au-delà du 4e rang, mais surtout l’importance des rangs postérieurs pour l’othismos (la poussée)71. On ne pourrait non plus comprendre la mention de soldats écrasés par le choc lors de la bataille d’Acimincum en 359, s’il n’y avait eu poussée contraire des deux lignes (quos impetus conculcauerat uehemens, Ammien, XIX, 11, 15). À Marcianopolis en 377, les Tervinges de Fritigern pratiquent aussi, conjointement, poussée et escrime à l’arme de poing, très certainement en réponse aux modes de combat des troupes de Lupicinus (parmas oppositis corporibus inlidendo, Ammien, XXXI, 5, 9). L’adoption d’un large bouclier circulaire, en sus de permettre la composition de murs de protection en puknôsis et en sunaspismos et d’offrir une plus grande surface de déflexion, constituait aussi un indice du retour de l’othismos dans les modes de combat romain, inconcevable avec les scuta rectangulaires précédemment employés. Le mécanisme du combat en ligne La bataille rangée d’infanterie prenait ainsi la forme d’une alternance dans l’espace et le temps de poussées et d’escrime à l’épée, la durée et la répartition de chacune des phases dépendant des conditions des lignes en présence en termes de qualité des hommes et des matériels, d’effectif et de fatigue. Ce dernier facteur était crucial puisque les combattants devaient produire un effort physique intense dans des conditions extrêmes de stress, alourdis par un équipement accablant dont le port pouvait devenir encore plus incommode par la faute des variables atmosphériques 70. Végèce, Mil., III, 14, 5-16 (six), Syrianus Magister, Strat., XVI, 31-53 (plus de huit), Maurice, Strat., XII A, 7, 14-15, 17-18 (cinq ou dix), XII B 8, 20-22 (seize), 9, 11-41 (seize en deux demi files de huit), 11, 12-13 (seize), 12, 3-8 (cinq ou vingt), 16, 8-16, 57-65, 97-105 (quatre, huit, seize, exceptionnellement trente-deux), 17, 24-33, 36-40 (quatre, huit, seize). 71. Maurice, Strat., II, 6, 5-15, part. 5-9. Maurice expose ici les raisons qui rendent inutile, à la différence de ce qui se produit dans l’infanterie, une trop grande profondeur dans les unités combattantes de cavalerie. Il emprunte une partie de son argumentaire – les chevaux ne peuvent exercer de poussée vers l’avant – à Arrien, Takt., XVI, 13-14. Toutefois, les différences entre les deux textes – Maurice précise l’usage de leurs armes par les rangs postérieurs tandis qu’Arrien insiste sur l’incapacité des cavaliers à former un corps compact agissant collectivement – montrent bien que le traité protobyzantin ne se résumait pas à une fidélité acritique au passé macédonien mais composait avec les réalités tactiques de son temps. Cf. aussi Strat., XII B, 17, 43-44 (les serre-files doivent pousser les hommes devant eux, comme dans la phalange macédonienne d’Asclépiodote, Takt., III, 6 et V, 2). An Tard , 1 6 , 2 0 0 8 VÉGÈCE ET LES TRANSFORMATIONS DE L’ART DE LA GUERRE AUX IVe ET Ve SIÈCLES APRÈS J.-C. (chaleur72, vent, pluie) et topographiques (pente, accidents du terrain). La durée effective pendant laquelle le fantassin pouvait produire cet effort est diversement appréciée. Adrian Goldsworthy pense, pour la fin de la République et le Haut-Empire, qu’elle n’excédait pas vingt minutes73. Toutefois, cette estimation, empruntée à Clausewitz et Fuller, me semble surtout correspondre aux conditions du combat aux XIXe et XXe siècles : or, celles-ci différaient nettement de l’environnement tactique dans lequel évoluait l’infanterie romaine tant en terme d’agressions sonores et visuelles, de nombre des facteurs anxiogènes (en particulier la puissance et les modalités de destruction des armes) que de possibilités de retrait de la mêlée qui n’existaient pas dans l’Antiquité tardive74. Ces éléments devaient réduire drastiquement la capacité des fantassins modernes à supporter le feu. Une expérience menée par Victor Hanson avec ses étudiants pour les modes de combat grecs a montré en revanche qu’en saison chaude, un jeune homme équipé de la panoplie hoplitique arrivait à épuisement au bout d’une demi-heure de simulation d’affrontement75. La similitude dans l’encombrement de l’équipement, environ 30 kg, permet d’adopter un tel ordre de durée, pondéré par le fait que le fantassin romain était, lui, un professionnel entraîné et que placé dans des conditions réelles de combat sa capacité à maintenir le plus longtemps l’effort physique constituait un élément non négligeable de sa survie76. On comprend mieux ainsi l’annotation de Végèce sur la durée moyenne des batailles, entre deux et trois heures depuis le rangement des troupes jusqu’à la curée77. Il va de soi cependant que l’effort physique et psychologique de la poussée ou de l’escrime ne pouvait être prolongé 72. Exposée à un fort ensoleillement (800 W/m²) et à une température extérieure de 25° C, la température d’une armure de métal peut s’élever à 60° C (la douleur est ressentie à 46° C) : B. Lawton, The Early History of Mechanical Engineering (Various and Ingenious Machines). 2. Manufacturing and Weapons Technology, Leyde-Boston, 2004, p. 1243. Sur les effets des éléments sur les troupes, cf. Végèce, Mil., III, 14, 1-3 (soleil, vent, poussière) et Maurice, Strat., XII B, 23, 32-33 (chaleur). 73. A. Goldsworthy, The roman Army, cit. (n. 67), p. 224. On écartera comme non pertinente la durée de 2 à 3 minutes proposée par I. Syvänne, cit (n. 45), p. 271. R. A. Gabriel et K. S. Metz, From Sumer to Rome. The Military Capabilities of Ancient Armies, New York, 1991, p. 83, optent pour une durée maximale de trente minutes, réduite dans la pratique à quinze. 74. D’un avis opposé, contre les faits, P. Sabin, The Face of Roman Battle, in JRS, 90, 2000, p. 4. 75. V. D. Hanson, The Western way of war: infantry battle in Classical Greece, Londres, 1989, p. 56. Dans le corps du texte, p. 153 et 191, l’auteur ne reprend toutefois pas les conclusions de son expérience et préfère à juste titre proposer une durée d’environ une heure. 76. Entre le IIIe et le VIe s., le poids de l’équipement d’un fantassin lourd se décomposait de la façon suivante : environ 4 kg pour le casque, 10 kg pour la cotte de maille courte, 9 kg pour le bouclier, 2 kg pour la lance, 1 kg pour la spatha auxquels s’ajoutaient la tunique de protection en cuir, les éléments de suspension, parfois les jambières, la dague et les armes de jet. En conséquence, la pratique romaine consistait à entraîner les troupes à l’escrime avec des boucliers et des spathes deux fois plus lourds que les armes réelles, cf. Végèce, Mil., I, 11, 1-3 et 12, 4. 77. Végèce, Mil., III, 9, 2. Les durées de bataille exceptionnelles trouvent leur explication dans des motifs tactiques particuliers (manœuvre, dilation, taille des armées en présence). 31 au-delà de 30 à 60 minutes, ce qui pose la question du remplacement des combattants de première ligne. Dans la phalange macédonienne, il était prévu qu’en cas de neutralisation du chef de file, le soldat derrière lui le remplaçât en occupant son poste (Asclépiodote, Takt., III, 6, Arrien, Takt., XII, 4)78. Cette possibilité est reprise pour le VIe s. par le traité tactique de Syrianus Magister (XV, 94-97). Il ne semble toutefois pas que la substitution ait été réitérable étant donné que, dans la majeure partie des cas, seules les deux premières lignes portaient un équipement défensif complet indispensable à la sécurité du combattant lors de l’escrime79. Un tel remplacement pouvait difficilement être demandé volontairement par le chef de file au cours de la mêlée : on imagine mal comment il aurait eu le loisir de communiquer son souhait d’être remplacé, ni de quelle façon il aurait trouvé le temps et l’espace pour procéder sans risque au changement de poste. Il paraît en revanche plus probable que les unités en difficulté des premières lignes aient reçu un soutien d’autres troupes moins engagées et voisines – dans le cas où la première ligne romaine n’aurait pas adopté une formation paraphalangique complète mais plutôt une disposition espacée – ou bien des lignes postérieures placées en renfort lorsqu’il y en avait. C’est ce qui semble se produire à la bataille de Strasbourg en 357 avec le secours des auxilia des Bataui et des Reges à leurs camarades des Cornuti et des Bracchiati, et lors de la bataille d’Ad Salices en 37880. Une autre façon de soulager temporairement les combattants de première ligne consistait certainement à profiter des intervalles entre deux charges adverses, lorsque l’ennemi était rangé sur plusieurs lignes et comptait mener plusieurs assauts : entre deux chocs, il est probable que les officiers subalternes procédaient dans leurs unités à la remise en ordre des rangs, à l’évacuation des blessés et au remplacement des lochagoi incapables de continuer le combat. Nous ne disposons en revanche pour la période étudiée d’aucun témoignage de manœuvre pour substituer à des troupes qui auraient été engagées d’autres plus fraîches venues des lignes postérieures, à l’inverse de ce qui pouvait se produire à l’époque républicaine81. À la bataille de Strasbourg, au moins trois assauts alamans sont attestés contre la première ligne du César Julien, rapportés successivement par Ammien Marcellin aux paragraphes 37, 42 et 49 (XVI, 12). Nous ne disposons pour l’affrontement 78. Cf. aussi pour l’armée républicaine, Appien, Guerres civiles, IV, 128 (seconde bataille de Philippes). 79. Végèce, Mil. III, 14, 8 (armement lourd sans précision), Syrianus, Strat., XVI, 3-30, 49-52, 54-58 (casque, cuirasse, bouclier, jambières dans les deux premières lignes, dans la dernière et pour les lignes qui ferment les flancs), Maurice, Strat., XII B, 4 (casque, cuirasse, bouclier dans les deux premières lignes), et déjà Végèce, Mil., I, 20, 11-13, II, 15, 4-6 (antiqua ordinatio legionis : casque, cuirasse, bouclier, jambières dans les deux premières lignes). 80. Strasbourg : Ammien, XVI, 12, 43-45 ; M. Nicasie, cit. (n. 1), p. 224225, 228 ; contra, à tort, I. Syvänne, cit. (n. 45), p. 458-460. Ad Salices : Ammien XXXI, 7, 12. 81. Tite Live, VIII, 10, 2, XXVII, 2, 7 et 12, 14, XXX, 18, 8-9. 32 SYLVAIN JANNIARD d’aucun témoignage d’une remise en ordre à chaud des lignes d’infanterie. En revanche, nous savons que cette action se produisit pour les cataphractaires de l’aile droite alors qu’ils allaient être, s’ils ne l’avaient même déjà été, engagés par les Alamans82. Nous pouvons conserver l’hypothèse que l’infanterie avait mis en place des procédés identiques. Une reconstruction différente des mécanismes du combat dans l’infanterie romaine, il est vrai surtout pour la République et le Haut-Empire, a été proposée récemment et concurremment par Adrian Goldsworthy et Philip Sabin83. Afin de concilier la longue durée des batailles, la faiblesse des pertes du vainqueur et la possibilité de remplacement des premières lignes au cours de l’affrontement, les deux auteurs ont proposé de résumer les engagements d’infanterie à une série d’assauts rapides et brutaux entrecoupés de longues pauses au cours desquelles les deux lignes, face à face et retirées à peu de distance l’une de l’autre, se seraient mutuellement arrosé de traits et d’insultes. Loin de résoudre les difficultés auxquelles elle prétendait répondre, cette reconstruction soulève au contraire des objections méthodologiques et techniques telles qu’elles en rendent la valeur scientifique quasi nulle. La difficulté sur laquelle je souhaite m’arrêter dans le cadre de cette étude, réservant une critique plus complète pour un autre travail, réside dans l’activité des fantassins au cours des pauses. Si l’on accepte la reconstruction proposée par Sabin, la première ligne d’infanterie lourde aurait dû disposer de suffisamment d’armes de jet pour ne pas manquer de munitions lors des interruptions dans le combat. Or, l’auteur n’indique jamais la provenance de ces armes, pas plus qu’il ne semble considérer leur usage comme très efficace. Or, nous avons vu précédemment que, si entre le IIIe et le VIe siècle la première ligne d’infanterie était théoriquement polyvalente, en revanche seule une partie des fantassins qui s’y trouvaient 82. Ammien, XVI, 12, 36 […Germani] telaque dexteris explicantes, inuolauere nostrorum equitum turmas […]. 38 [les cataphractaires tournent bride car] dum ordinum restituitur series, cataphracti equites, uiso rectore suo leuiter uulnerato […] dilapsi qua quisque poterat. Le lemme dum ordinum restituitur series semble renvoyer logiquement aux cataphractaires mais il n’est pas impossible qu’il constitue le témoignage d’une remise en ordre générale de toutes les lignes romaines après le premier assaut narré en 37. 83. Cf. P. Sabin, The mechanics of battle in the Second Punic War, in T. Cornell, B. Rankov et P. Sabin (éds.), The Second Punic War, A Reappraisal, Londres, 1996, p 70-73, P. Sabin, cit. (n. 74), p. 4-8, 14-17, A. Goldsworthy, cit. (n. 67), p. 224, 227, dont les résultats sont acceptés pour l’époque mésobyzantine par I. Syvänne, cit. (n. 45), p. 260, 267, et qui semblent être devenus la vulgate dans l’historiographie anglo-saxonne, cf. B. Campbell, War and Society in Imperial Rome. 31 BC- AD 284, Londres-New York, 2002, p. 60. Des réserves justifiées sur cette reconstruction ont été émises par E. L. Wheeler, Battles and Frontier, in JRA, 11, 1998, p. 648, et plus globalement sur les méthodes de Sabin et de Goldsworthy dans E. L. Wheeler, Firepower: Missile Weapons and the « Face of Battle », in Electrum, 5, 2001, p. 170-174. Ils ne font que reprendre avec de légères variations un modèle du combat romain déjà proposé par J. Kromayer au début du XXe s. (cf. Hermès, 35, 1900, p. 241-253), déjà vivement réfuté par H. Delbrück dans le premier volume de sa Geschichte der Kriegskunst im Rahmen der Politischen Geschichte, p. 406-409 (trad. Renfroe, LincolnLondres, 1990). An Tard , 16, 2008 était à même de décharger ses traits en préalable immédiat au choc. On peut légitimement douter qu’une fois l’escrime à la lance ou à l’épée entamée, il ait été possible pour le fantassin lourd (ou armatus)84 de tenir très longtemps dans la main gauche à la fois l’unique poignée de préhension de son bouclier et un nombre important de javelines. Par ailleurs, on ne peut qu’être étonné de l’évidente contradiction entre la faible dangerosité supposée de ces pauses avec l’idée d’un face à face rapproché entre les lignes : si les fantassins des premières lignes avaient réellement disposé en permanence d’un nombre important de javelines et de dards plombés – la deuxième ligne de l’ordre de bataille théorique de Végèce est même pourvue d’arcs – la phase d’observation entre les deux armées aurait été au contraire d’une extrême létalité étant donné à la fois la puissance et la portée des armes en tir direct et le caractère irrégulier de la distribution des équipements défensifs parmi les adversaires, en particulier « germaniques », de Rome. Par ailleurs, il n’est pas besoin de supposer l’existence de pauses dans la mêlée pour rendre compte de la poursuite des échanges de traits pendant la bataille car ceux-ci ne semblent pas s’interrompre après le choc. Tout se passe en effet comme si, à l’intérieur de la formation paraphalangique, les rangs postérieurs composés de javeliniers et d’archers pouvaient continuer leurs tirs par dessus les fantassins lourds des deux ou quatre premiers rangs. Ainsi au cœur du combat à Strasbourg, « javelots et javelines n’arrêtaient pas, les flèches en fer pleuvaient85». Nous avons vu que dans l’acies romaine au IVe siècle, si l’on en croit Végèce, trois rangs sur six étaient constitués de soldats munis d’armes de jet. Pendant les phases de poussée, ils devaient jouer leur rôle de soutien et certainement déposer leurs armes pour presser les deux premiers rangs d’armati comme nous l’avons vu. Lorsque, en revanche, les armati escrimaient, en particulier à la lance et à l’épée en début de mêlée, ils pouvaient continuer leurs salves, cette fois selon une trajectoire parabolique. Face à des adversaires dont la principale protection corporelle était le bouclier, les tirs courbes pouvaient s’avérer très efficaces86. Le souci de conserver aux rangs postérieurs la possibilité de faire usage de leurs armes de jet, lorsque le besoin de leur nombre pour la presse ne se faisait pas sentir, rend certainement compte des suggestions faites par Végèce pour le rangement de son ordre de bataille théorique. 84. Cf. S. Janniard, Armatus, scutatus et la catégorisation des troupes dans l’armée romaine tardive, in Y. Le Bohec et C. Wolff (éds.), L’armée romaine de Dioclétien à Valentinien Ier (Actes du troisième congrès de Lyon sur l’armée romaine, 12-14 septembre 2002), Lyon, 2004, p. 389-395. 85. Ammien, XVI, 12, 46 : Spicula tamen verrutaque missilia non cessabant ferrataeque arundines fundebantur, repris en XX, 5, 5. Même situation à Ad Salices en 377 (in confertos quisque promptior ruens, ritu grandinis undique uolitantibus telis oppetebat et gladiis, XXXI, 7, 13) et à Andrinople l’année suivante (qua causa tela undique mortem uibrantia, destinata cadebant et noxia, quod nec prouideri poterant nec caueri, XXXI, 13, 2). 86. On peut supposer aussi qu’une partie des tirs provenait en permanence de la deuxième acies qui n’était pas au contact immédiat de l’adversaire. An Tard , 1 6 , 2 0 0 8 VÉGÈCE ET LES TRANSFORMATIONS DE L’ART DE LA GUERRE AUX IVe ET Ve SIÈCLES APRÈS J.-C. L’auteur y propose en effet un système mixte : un front présentant l’aspect d’une formation serrée et un ordre lâche en profondeur87. Ce choix paraît paradoxal dans une perspective paraphalangique mais il s’explique par la présence de l’infanterie légère dans les rangs postérieurs. Pour Végèce, les javeliniers ont besoin d’élan et donc d’espace pour lancer leurs armes : « pour que les combattants aient la distance pour avancer et reculer car les traits sont envoyés avec plus de force accompagnés d’une course d’élan88. » Dans l’esprit de notre auteur, en outre, les deux premiers rangs d’infanterie lourde sont suffisants pour repousser le choc89. Il est donc plus habile d’espacer les rangs postérieurs pour leur permettre de continuer le tir audessus de leurs camarades des premiers rangs. Etant donné ce que nous avons vu des échanges de traits au cœur de la mêlée, il n’est pas impossible que l’armée romaine ait employé un tel système. Toutefois, on peut supposer qu’une profondeur de deux hommes était souvent insuffisante pour résister à un impetus adverse. En cas de forte pression sur la ligne romaine et de nécessité d’une contre-poussée, les rangs postérieurs devaient abandonner leurs armes de jet pour soutenir les premiers rangs90. L’évolution de l’ordre paraphalangique La paraphalange a fini par s’imposer dès le début du IIIe siècle, en particulier comme la solution la mieux adaptée face aux cavaleries blindées iraniennes. Végèce remarque à ce propos, sans toutefois y apporter un début de solution, les difficultés que l’usage dominant des modes de combat paraphalangique suscitait dans l’infanterie lourde, notamment la rupture de la cohésion du carré d’infanterie en raison des accidents du terrain91. Toutefois, la plus grande diffusion de la pratique de la charge frontale de cavalerie lourde parmi les adversaires de Rome, et à l’extérieur même des civilisations issues des 87. Végèce, Mil., III, 14, 6, repris en III, 15, 1-3. Les textes sont donnés n. 61. 88. Mil., III, 14, 6, ut haberent pugnantes spatium accedendi et recedendi ; uehementius enim cum saltu cursuque tela mittuntur. 89. Mil., III, 14, 8, sed uenientes aduersarios excipere et stando pugnandoque repellere uel fugare. 13. Prima autem et secunda acies, cum ad spathas et ad pila, ut dicitur, uentum fuerit totum sustinet bellum. 90. Il n’est pas inconcevable toutefois que, même en ordre serré (puknôsis), les rangs de fantassins légers puissent poursuivre leur tir. Végèce, Mil., I, 20, 22 a précisé qu’il suffisait au tireur de placer le pied gauche en avant : « En outre, il faut savoir, quand on en vient aux traits, que les soldats doivent mettre le pied gauche en avant ; car ainsi, pour les spicula que l’on doit lancer, le jet est plus énergique », Sciendum praeterea, cum missilibus agitur, sinistros pedes in ante milites habere debere ; ita enim uibrandis spiculis uehementior ictus est. Ce geste peut être réalisé dans un intervalle de quatre-vingt dix centimètres. 91. Végèce, Mil., III, 20, 1-2. La très grande difficulté à déployer l’ordre de bataille traditionnel dans des zones accidentées est clairement illustrée par les revers de l’armée contre les Isauriens en 354 (Ammien, XIV, 2, 5-7), dans le Hodna entre 372 et 375 (XXIX, 5, 37), contre les Alamans Lentienses réfugiés dans le Randen en 378 (XXXI, 10, 12-15 : échec de 500 armati). 33 steppes, ainsi que, parmi ces dernières, la meilleure maîtrise technique et technologique de ce type d’arme, ont rendu nécessaires des adaptations de la paraphalange qui passaient, en particulier, par l’introduction d’armes de jet en plus grand nombre à l’intérieur des premières lignes « lourdes ». Dans l’ordre de bataille théorique que Végèce propose pour la fin du IVe siècle, la seconde ligne de fantassins, pourtant rangée elle aussi parmi la grauis armatura, est composée, entre autre, d’archers cuirassés et de javeliniers92. Nous trouvons surtout au chapitre 36 du Peri Stratêgias de Syrianus Magister (seconde moitié du VIe s.)93 la formulation la plus aboutie d’une coordination entre armes de courte et de longue portée dans les premières lignes d’un carré d’infanterie attendant une charge de cavalerie. Un cordon de cavaliers masque en premier lieu la nature du dispositif romain à l’assaillant afin de conforter ce dernier dans la décision de venir au contact. Arrivé à une portée de tir, le cordon de couverture rejoint les flancs du dispositif qui s’avère composé de trois rangs d’infanterie. Les fantassins ont déposé leurs lances par terre et sont tous équipés d’arcs. Les deux premiers rangs effectuent des volées en tir direct, le troisième en tir parabolique afin que les cavaliers ennemis ne puissent complètement se couvrir de leurs boucliers. Une fois la charge de ceux-ci sérieusement désorganisée et ralentie par les salves, l’infanterie reprend ses lances et, anticipant l’impact, passe à l’assaut des cavaliers qui ont traversé indemnes le rideau de flèches94. La polyvalence est ici complète et aboutit à briser l’impact de la charge de cavalerie lourde. Pour être efficace, cependant, elle doit s’effectuer au prix d’une exigence de coordination accrue entre les lignes d’archers et à l’intérieur même de ces dernières, témoignage du maintien d’un haut niveau 92. Végèce, III, 14, 5 et 8. Dans le foulkon offensif du Strategikon de Maurice, les fantassins des premières lignes qui disposent d’armes de jet peuvent aussi les lancer en préalable immédiat au choc (XII B, 43-46). 93. Plusieurs études récentes de B. Baldwin (On the Date of the Anonymous Peri Strategikes, in ByzZ, 81, 1988, p. 290-293), A. D. Lee , J. Shepard (A double life : placing the Peri Presbeon, in Byzantinoslavica, 52, 1991, p. 25-30), S. Cosentino (The Syrianos’ Strategikon: A 9th Century Source?, in Bizantinistica, 2, 2000, p. 243-280), P. Rance (The date of the military compendium of Syrianus Magister, in ByzZ, 100, 2007, p. 701-737) ont tenté de repousser à une date très postérieure au VIe s. la rédaction du traité. Toutefois, les trois chapitres consacrés à l’établissement d’une ville, l’adjonction d’un traité de tactique navale, la référence aux procédés militaires de Bélisaire et surtout l’organisation paraphalangique d’une infanterie polyvalente (ch. 16 et 36) invitent à ne pas placer l’ouvrage trop tard dans le VIe s. Il est possible en revanche que les chapitres 33 à 42 ne nous aient été conservés que sous une forme abrégée au Xe s., ce qui rendrait compte des contaminations de vocabulaire. 94. Syrianus, Strat., XXXVI, 4-8, 14-20, tw`n me;n kata; to;n prw`ton kai; deuvteron zugo;n tetagmevnwn sunecw` kata; tw`n podw`n tw`n i{ppwn tw`n polemivwn crwmevnwn tw/` tovcw/, tou` de; loipou` panto; plhvqou eij u{yo bavllonto w{ste kata; kavqeton ejx u{you ta; bevlh ferovmena kai; ma` llon a[n aujtou; traumativseian, ouj dunamevnwn aujtw`n te kai; tw`n i{ppwn tai` ejkeivnwn ajspivsi fulavttesqai. […] tou; de; eijrhmevnou trei` zugou; kataqemevnou ejpi; gh` ta; dovrata sunecw` kecrh` sqai kata; ta; eijrhmevna tw/` tovcw/. […]. Ei[ta tw`n i{ppwn tw`n ejnantivwn katatoxeuqevntwn kai; th;n eij to; provsw kivnhsin ajnaballomevnwn, oij pezoi; ejk gh` eij cei`ra ajnalabovnte ta; dovrata spoudaiovteron kai; qarralevwteron <ajn; > kata; tw`n polemivwn cwroi`en. Une variante du dispositif est décrite en XXXII, 31-33 sous le nom d’entaxis : les salves proviennent alors de fantassins légers qui ont été intercalés entre les rangs de l’infanterie lourde. 34 SYLVAIN JANNIARD d’entraînement dans l’infanterie protobyzantine. Le choix de l’arc, en partie anticipé par Végèce dans son ordre de bataille théorique et motivé aussi par la portée et la puissance de pénétration de l’arme, permet surtout d’éviter les difficultés que pouvait créer la nécessité pour les tireurs des premiers rangs de sortir de leurs lignes à proximité immédiate de l’ennemi. Il s’impose donc tout particulièrement contre de la cavalerie. LES MESURES À ADOPTER APRÈS L’AFFRONTEMENT EN LIGNE Limiter les effets d’une défaite En cas de défaite et de dislocation des lignes romaines, les expédients à la disposition des commandants afin de limiter les effets destructeurs de la panique étaient en tout petit nombre et dépendaient essentiellement de leur capacité à conserver le contrôle effectif d’une partie au moins de leurs troupes. Une première série de solutions reposait sur la capacité des officiers à utiliser d’éventuelles contingences tactiques et topographiques pour réduire leurs pertes en ralentissant les poursuivants, voire retourner la situation en leur faveur. Végèce recommande ainsi d’utiliser le refus des plus aguerris d’arrêter le combat pour mettre à l’abri les fuyards en profitant de refuges naturels ou artificiels à proximité95. La faible probabilité que tous ces éléments favorables soient réunis en même temps rend le conseil de peu de valeur pratique. Cependant, une résistance d’une partie de l’infanterie au centre, ralliant à elle les cavaliers survivants démontés, a pu se produire dans la deuxième phase de la bataille de Mursa en 351 (Julien, Discours, I, 29 [36 b-d] et III (II), 9 [59c-60a]). Végèce conseille encore, dans le même ordre d’idée, de profiter de la désorganisation des poursuivants pour recomposer sa ligne et contreattaquer96. Il est possible que l’empereur Aurélien ait utilisé un procédé semblable à la bataille d’Émèse (272) : alors que ses flancs-gardes de cavalerie avaient été disloqués par les cataphractaires palmyréniens qui allaient probablement se retourner ensuite contre l’acies centrale d’infanterie, il ordonne aux deux flancs de cette dernière d’effectuer successivement deux quarts de conversion respectivement vers la gauche et la droite afin d’obtenir une diphalangia amphistomos (double phalange à double front) pour s’en prendre de part et d’autre aux cavaliers lourds adverses, peu mobiles et alors en ordre dispersés97. 95. Végèce, Mil., III, 25, 7. 96. Végèce, Mil., III, 25, 8. 97. Zosime, I, 53 ; L’Histoire Auguste, Vie du divin Aurélien, XXV, 3 évoque aussi la déconfiture des cavaliers impériaux. Dans ces circonstances, toutefois, le gros de la ligne romaine tenait encore bon et il n’est pas impossible que la manœuvre ait été prévue par Aurélien dès avant le début du combat. L’emploi non technique du verbe sustrephein par Zosime pourrait An Tard , 16, 2008 Enfin, une dernière possibilité était offerte aux commandants malheureux par le biais de la constitution de formations tactiques spécifiques que les traités théoriques nous ont conservé au nombre de trois : l’orbis, la serra et le carré98. La forme exacte prise par l’orbis sur le terrain n’est pas assurée en raison du caractère laconique du texte de Végèce : son utilisation y est réservée aux unités les plus aguerries qui éviteraient ainsi une dislocation générale à leur armée défaite, une fois la ligne principale rompue. L’orbis semble avoir été utilisée dans les armées républicaines et impériales, mais les témoignages historiographiques n’apportent guère d’éclairage précis sur ses aspects techniques99. Une étymologie facile prêterait au dispositif un aspect circulaire mais on perçoit mal l’intérêt d’un tel géométrisme qui serait source de difficultés rédhibitoires en termes de mobilité globale et de coordination des unités entre elles. Il est préférable de supposer que le terme ait été employé métaphoriquement et n’ait renvoyé qu’au repli, qui pourrait passer pour une courbure, des sections latérales de l’acies principale vers l’arrière et à angle droit – en suivant la séquence métabolé/ épistrophé/ métabolé – afin de composer un epikampios opisô (fig. 1. A)100. On comprendrait ainsi pourquoi dans sa présentation des différentes manœuvres à faire exécuter aux recrues l’orbis est rangée par Végèce après le cuneus, lui aussi dispositif tripartite et échelonné101. Dans l’orbis/ epikampios opisô, les lignes se protègent mutuellement de toute attaque de flanc ou à revers et conservent les possibilités de manœuvres et de mouvement propres à l’infanterie tardive. La formation aurait pu être adoptée par le troisième corps de l’armée d’invasion de Sévère Alexandre encerclé par les Perses en Mésopotamie, les troupes de Magnence indiquer un simple demi-tour (perispasmos) mais on ne perçoit pas l’intérêt tactique d’une telle manœuvre alors que la division puis la conversion par section avaient le double avantage de prendre les Palmyréniens de flanc et encore séparés. Sur la diphalangia amphistomos, cf. Asclépiodote, Takt., III, 5, X, 22 et XI, 3 ; Élien, Takt., XXXVII, 1-2 ; Arrien, Takt., XXIX XXIX, 1-2, ;Syrianus, Strat., XXXI, 50-51 ; Maurice, Strat., XII B, 15, 4-5. 98. Végèce, Mil, I, 26, 7 (orbis), III, 17, 5 et 19, 8 (serra), Maurice, Strat., VII B, 11, 45-52 (ejn tetravgwnon eij plinqivou sch`ma contre des poursuivants montés). Les deux premières instructiones sont connues d’Aulu Gelle, Les Nuits attiques, X, 9, 1 qui résume ici le de re militari perdu de Caton. 99. cf. e.g. César, BG, IV, 37, 2-4, V, 33, 3-35 ; Tacite, An., II, 11, 2-3. 100. Végèce, Mil, III, 10, 16 utilise l’expression in orbem conexus pour désigner le cercle de chariots dressé par certaines populations germaniques pour se protéger mais ici la circularité, qui oblige les assaillants à une plus grande dispersion de leurs forces, est imposée par l’emploi d’obstacles matériels. E. L. Wheeler, The Legion as Phalanx [2004, I], cit. (n. 43), p. 347, propose gratuitement de rapprocher l’orbis du forfex et de l’epikampios prosô mais on comprend mal l’intérêt d’un dispositif d’urgence et de protection qui laisserait béant l’espace entre les trois sections subsistantes de l’infanterie. Sur l’epikampios opisô : Asclépiodote, Takt., XI, 1. Une variante plus complexe est connue de Maurice, Strat. XII A, 7, 2-49, 77-diagramme, sous le nom d’epikampios opisthia mais, combinant infanterie lourde et légère, cavalerie et arrière-garde, elle est destinée à l’assaut (fig. 1.b). I. Syvänne, The Age, cit. (n. 45), p. 219, ne note pas ces différences fondamentales, ni non plus l’intérêt de l’action conjointe de la cavalerie et de l’infanterie lourde. L’expression qu’Ammien Marcellin utilise pour désigner un dispositif tactique de Théodose l’Ancien contre les Isaflenses, aciem in rotundo habitu figuratam (XXIX, 5, 41) et l’usage offensif de celui-ci pourraient en revanche bien convenir à une epikampios opisthia. 101. Cf. S. Janniard, cit. (n. 66), p. 1012-1023 et fig. 3. An Tard , 1 6 , 2 0 0 8 VÉGÈCE ET LES TRANSFORMATIONS DE L’ART DE LA GUERRE AUX IVe ET Ve SIÈCLES APRÈS J.-C. cavalerie légère en écran B A infanterie lourde cavalerie polyvalente arrière garde d'infanterie mixte A. La formation de marche (Asclépiodote, Takt., XI, 1). 35 se replier ou de se reconstituer. Elle supposait cependant d’une part que la déroute ait eu lieu avant le contact direct du gros de l’armée adverse et que, d’autre part, les lignes romaines aient disposé de réserves d’infanterie légère encore suffisamment actives pour pouvoir se ranger en un double rideau frontal. La présence d’un discens serrarium, un hapax, de la légion IIa Parthica à Apamée de Syrie dans la première moitié du IIIe siècle après J.-C.105, donne une épaisseur historique à la sécheresse des définitions théoriques et révèle le souci de la hiérarchie militaire d’assurer aux unités d’élite, dans un contexte de modification radicale des modes de combat, un entraînement adapté. B. La formation mixte d’assaut (Maurice, Strat., XIIA, 7, 2-49, 77-diagramme). En cas de victoire, éviter une poursuite inconsidérée Fig. 1 – L’epikampios opisô / opisthia. défaites à Mursa, les fantassins des ducs Olympius et Eugenius abandonnés par leur cavalerie à Tell Beshme102. Nous disposons d’un peu plus d’informations concernant la serra. Les deux mentions de Végèce précisent que celle-ci est formée à partir de la réserve (ex abundantibus) et qu’elle est dressée devant la ligne principale (directa ante frontem) afin de permettre à cette dernière de se reformer. La définition la plus précise est cependant fournie par le glossaire de Festus qui décrit le mode d’action du dispositif en termes d’assauts et de retraits successifs, proches du combat initial des fantassins légers en tirailleurs103. La possibilité d’un retrait de l’engagement laisse supposer, en effet, le port d’un équipement léger, tandis que l’absence de répit pourrait indiquer non pas une action à volonté comme au début de la bataille, mais plutôt une coordination entre deux lignes successives de fantassins sur le modèle de la division koursores/ defensores de la cavalerie protobyzantine104. Le bénéfice d’une telle formation reposerait sur le harcèlement à distance de l’adversaire, d’où la nécessité de la continuité, afin de retarder son avance voire de l’amener à rompre son ordonnancement en voulant engager les fantassins légers et permettre ainsi aux lignes romaines de 102. Sévère Alexandre : Hérodien, VI, 5, 9-10. Tell Beshme (502) : Ps Josué le Stylite, Chronique, 51, G. Greatrex, Rome and Persia at war, 502-532, Leeds, 1998, p. 87-88. Pour Mursa, voir supra. 103. Festus, De uerborum significatu, p. 434 (éd. Pirie-Lindsay) : Serra proeliari dicitur cum assidue acceditur recediturque neque ullo consistitur tempore. 104. Le positionnement de fantassins légers d’élite derrière les ailes de l’acies principale est recommandé par Végèce, Mil., III, 17, 9 ; Maurice, Strat., XII B, 12, 9-12. Sur la division tactique entre koursores (première ligne active d’assaut) et defensores (seconde ligne de soutien) dans la cavalerie byzantine, cf. Maurice, Strat., I, 3, 26-30 II, 3 ; III, 5, 37-50 et III, 6 ; I. Syvänne, cit. (n. 45), p. 121-124, 146-149, 151-152, 159-160. La disposition en serra est citée sans analyse par Wheeler, The Legion as Phalanx [2004, I], cit. (n. 43), p. 340. A l’issue d’une démonstration confuse, I. Syvänne. cit. (n. 45), p. 217-218, semble assimiler serra, protaxis et globus. Or, il s’agit de trois dispositions de nature et d’échelle différentes. J’ai montré ailleurs (S. Janniard, cit. [n. 67], p. 1026-1028 et fig. 4) que la protaxis était la forme prise par le cuneus dans les Tactica. En cas de victoire, la rupture de l’ordre initial de bataille et la poursuite inconsidérée constituent pour les auteurs des traités militaires un danger particulièrement grave106. La perte de contrôle sur les troupes interdisait toute manœuvre tactique ultérieure et plaçait les soldats en désordre à la merci d’une contre-attaque. Ce dernier risque était encore accru par la pratique des retraites simulées chez les peuples montés des steppes107. Nous possédons pour le IVe siècle en Orient deux exemples de poursuite ayant eu une issue malheureuse pour l’armée romaine : à la bataille d’Eleia (Hileia), à l’Est de Singara, en 344, un faux repli de leurs adversaires entraîne les troupes romaines, après une poursuite d’une vingtaine de kilomètres, devant le campement perse établi peut-être entre le Djebel Sasan et le Djebel Zambar. L’armée de Constance II, contre les ordres de celui-ci selon les sources, se débarrasse alors des cataphractaires qui précèdent les retranchements, s’empare de la fortification et commence à piller les tentes perses, alors que le jour tombe, sans s’apercevoir que les hauteurs qui dominent le champ de bataille sont couvertes d’archers, placés là préalablement, à dessein, par le roi des rois Shahpur. L’embuscade réussit en partie puisque ce n’est qu’à l’issue d’un combat nocturne confus que l’armée romaine put repousser les Perses vers le Tigre, au prix de lourdes pertes108. Il est probable aussi que la possibilité offerte à l’avant-garde de Julien de piller le campement des contingents perses défaits 105. W. Van Rengen, La IIe Légion Parthique à Apamée, in Y. Le Bohec et C. Wolff (éd.), Les légions de Rome sous le Haut-Empire, Paris, 2000, p. 409, sans autre indication. 106. Végèce, Mil., III, 22, 9 ; 25, 9 et 26, 16. Maurice, Strat., VII B, 12, 13-14, VIII, 1, 22, 32 et 2, 11, 44, 91. Déjà Onasandre, Strat., XI, 3-4. 107. Ammien XXXI, 2, 8 (Huns) ; Maurice, Strat., XI, 2, 52-55 (peuples scythiques). 108. Libanius, Or., LIX, 103-114 ; Julien, Or., I, 23c-25b ; Eutrope, Abrégé, X, 10, 1 ; Festus, Abrégé, XXVII, 3-4 ; Ammien, XVIII, 5, 7 (acerrima illa nocturna concertatione pugnatum est, nostrorum copiis ingenti strage confossis) ; Jérôme, Chronique, a. 348. Sur la bataille, cf. en dernier lieu, I. Tantillo, La prima orazione di Giuliano a Costanzo. Introduzione, traduzione e commento, Rome, 1997, p. 283-295 ; K. Mosig-Walburg, Zur Schlacht bei Singara, in Historia, 48, 1999, p. 301-384, part. p. 331-334 (datation), 361-374 (localisation). 36 An Tard , 16, 2008 SYLVAIN JANNIARD devant Ctésiphon ait empêché l’empereur de s’emparer de la capitale sassanide109. Dans les deux exemples cités, la pratique de la rapine, rendue encore plus tentante du fait de la nature du butin escompté, semble avoir été responsable de la rupture de l’ordre de bataille. Le pillage sur le champ de bataille, forme localisée de la prédation systématique qui accompagnait toute opération hors des terres impériales, était devenu en effet, s’il n’avait jamais cessé de l’être, une source bienvenue de profits et d’acquisition de matériel militaire pour le soldat110. ments sont moins abondants. Végèce et Ammien Marcellin témoignent cependant toujours de la présence de médecins dans les unités114. Que des médecins aient accompagné les armées en opération est aussi démontré par la fatale mésaventure survenue à Valentinien en 375 : frappé d’apoplexie alors qu’à Brigetio il était en campagne contre les Quades, il ne reçut pas immédiatement les secours désirés car l’ensemble du corps médical de l’armée était occupé à combattre les effets d’une épidémie dans la troupe115. Le soin des blessés CONCLUSION La victoire permettait en revanche aux troupes romaines de relever, et de soigner dans la mesure de leurs possibilités, leurs propres blessés. En sus d’un motif égoïste d’efficacité – limiter la perte d’une main-d’œuvre coûteuse – le soin des blessés jouait un rôle important pour conforter la cohésion à l’intérieur de l’unité combattante, quelle que soit son échelle, et pour renforcer in fine la motivation au combat111. Pour le IIIe s., nous disposons de nombreuses informations concernant la présence d’un personnel médical aux fonctions variées et hiérarchisées dans les unités militaires112. Si le champ de bataille ne se trouvait pas à proximité d’un camp ou d’une forteresse doté d’un valetudinarium, les blessés étaient traités dans des installations de fortune établies dans les camps de marche ou près du lieu de l’affrontement113. Pour le IVe siècle, les renseigne- 109. Libanius, Or., XVIII, 255 ; Festus, Abrégé, XXVIII, 2. Ni Ammien ni Zosime ne mettent en rapport le premier échec devant Ctésiphon avec le pillage du campement perse bien que Zosime III, 25, 6 évoque aussi ce dernier épisode et Ammien XXIV, 6, 13 le souci du commandant de l’avant-garde, le comte Victor, de réfréner l’ardeur de ses troupes. Malgré les invraisemblances du récit de Libanius, les quatre sources s’accordent pour constater la perte de contrôle de l’état-major sur ses éléments les plus avancés, ce qui irait dans le sens d’une poursuite incontrôlée qui aurait pu empêcher Julien de reformer ses rangs pour mener un premier assaut en règle de Ctésiphon. 110. Sur le nettoyage du champ de bataille d’une façon inconsidérée, cf. Végèce, Mil., III, 25, 3 (colligare campum) ; Maurice, Strat., VII A, 14. Pratique de dépouiller les corps à peine la rupture adverse entamée : Histoire Auguste, Vie du divin Claude, XI, 5-8 (avec une issue défavorable pour les Romains). Au Ier s., Onasandre, Strat., XXXV n’encourageait pas le procédé. Il est possible que l’érosion de la valeur libératoire du denier dans un premier temps puis l’inflation nominale galopante entre 270 et 360 aient accéléré le phénomène, encore conforté entre la fin du IVe et le VIe s. par les retards fréquents de paiement des soldes et les longs intervalles entre deux donatiua en métal précieux : sur la condition économique du soldat à l’époque tardive, cf. J.-M. Carrié, Eserciti, cit. (n. 1), p. 107-108. 111. Maurice, Strat., VII B 6 et VIII, 2, 43. 112. Sur ce point, cf. R. W. Davies, The Medici of the Roman Armed Forces, in ES, 8, 1969 (avec un important appendice documentaire, p. 95-99), C. F. Salazar, The treatment of war wounds in Graeco-Roman Antiquity, Leiden-Boston-Cologne, 2000, p. 79-81, P. A. Baker, Medical Care for the Roman Army on the Rhine, Danube and British Frontiers in the First, Second and Early Third Centuries AD, Oxford, 2004, p. 42-45, 59-70, 128 s. Végèce, Mil., II, 10, 3 rappelle que le préfet du camp avait la responsabilité du système de santé dans les castra légionnaires. 113. L’Histoire Auguste prête à Sévère Alexandre, en campagne, le souci de visiter les soldats malades per tentoria (XLVII, 2-3). Les quelques pages qui précèdent ne tendaient pas à proposer une étude exhaustive de l’Epitoma rei militaris : elles ont ainsi délibérément délaissé des domaines où l’ouvrage pouvait être pris en défaut de confusion (l’antiqua ordinatio legionis, les enseignes…), ou d’absence d’originalité (l’emploi des armes…). Toutefois, les multiples résonances que le traité rencontre dans les récits historiographiques qui lui sont contemporains et dans la littérature technique ultérieure, au sujet d’éléments qui ne relèvent pas de l’invariant de la guerre antique, montrent toute la pertinence de celui-ci, en particulier au livre III, comme source d’histoire militaire tardive. Loin de la simple compilation nostalgique ou d’une prospective fantaisiste, l’Epitoma représente plutôt un véritable compendium ordonné, à finalité historiographique et pratique, de la tradition militaire romaine, mais aussi de la conduite de la guerre à l’époque des Théodoses ainsi que des textes techniques et prescriptifs « primaires » s’y rapportant. « L’honnête homme » comme le professionnel trouvaient, différemment mais également, à puiser dans cette synthèse normative codifiée selon le modèle rigide des artes militares. Dans cette perspective, le constat des divergences supposées fondamentales entre Végèce et les autres figures dominantes du savoir militaire antique ou moderne s’estompe nettement : lui-aussi écrit pour « faire la guerre et la gagner », et si théoriser systématiquement les principes de la conduite de celle-ci, comme Sun Zu dans l’Art de la Guerre ou C. von Clausewitz dans la Théorie du Combat, est faire œuvre technique, alors Végèce n’a pas à rougir des instructions de son livre III, qui sont plus que de simples exempla ayant valeur d’autorité. Université Paris IV-Sorbonne 114. Végèce, Mil., III, 2, 6 ; Ammien XVI, 6, 2, Dorus quidam ex medico scutariorum entré ensuite comme centurio nitentium rerum dans les services du Préfet de la Ville. 115. Ammien, XXX, 6, 3, nullus inueniri potuit medicus, hanc ob causam quod eos per uaria sparserat, curaturos militem pestilentiae morbo temptatum.