An Tard , 16, 2008, p. 19 à 36
VÉGÈCE ET LES TRANSFORMATIONS
DE L’ART DE LA GUERRE
AUX IVe ET Ve SIÈCLES APRÈS J.-C.
SYLVAIN JANNIARD
Vegetius and the transformations of the art of war in the 4th and 5th c. AD
A recent approach of Vegetius’s Epitoma rei militaris – to which the integrality of this study is devoted – tries
“to restore to favour” its author, but, in the same time, brings discredit on the work as a source of knowledge for
the late Roman art of war, and thus creates an useless tension between the historical and the prescriptive aspects of
the text. The author rather thinks that the Epitoma is a well-ordered collection of practices, meant to be applicable.
The opposition, placed at the heart of the matter, between the limited and perhaps purely empirical knowledge of
the Emperor and his advisers on the one hand, the supposed universal aptitude of the compiler on the other hand,
finds a way to be solved by the rewording of multiple and polygenetic experiments, using the literary criteria of the
artes militares. It is thus its capacity to write a clear synthesis that Vegetius seeks to promote, maintaining however
a clear distinction between the literary models, the only way for the expression of a recognized knowledge, and
the applicable standards. Two methodological precautions should make it possible to restore to the Epitoma all its
significance. First, a constant attention to the global organization of the text. For instance, it seems obvious that
the point of view changes radically between book II and III, which is the compendium of an applicable military
knowledge, written for a commander. Second, a precise comparison between the text of the Epitoma and the whole
of the literary, documentary and archaeological sources on the late Roman army, which would reveal the relevance
of the information contained in the work and show the descriptive value of many chapters, in particular II, 7 or
III, 14-20. The question would not be any more to know if the Epitoma could have been used as a manual for
Roman officers, but to patiently determine if the standards exposed in it have chances to reflect a contemporary
military reality. The present study has precisely as an aim to show the relevance of such a method and its interest
for the knowledge of the practices of the late Roman infantry in some tactical and operational fields: intelligence
and the preparation for battle, its various phases and its mechanism, the measures to be taken after a victory or a
defeat. It is not an exhaustive study of the Epitoma rei militaris, and fields where this work could be taken at fault
of confusion (the antiqua ordinatio legionis…), or of lack of originality, were deliberately left out. However, the
multiple echoes that the Epitoma awake in the contemporary narrative sources and in the later technical literature
show all its relevance as a source for the late Roman military history. Far from being a nostalgic compilation or
a whimsical proposal, the Epitoma represents rather, with an historiographic and practical scope, a true ordered
compendium of the Roman military tradition, but also of the art of war at the end of the 4th c. AD. [Author.]
Dans le domaine des études militaires antiques, jusqu’à
une date très récente, la recherche plaçait dès le IIIe s. le
moment de l’évanouissement définitif de l’excellence
martiale romaine, sous les coups conjugués de la routine,
de l’emploi croissant de la cavalerie et de la « barbari-
sation »1. Or, la revalorisation critique dont la civilisation
1. Voir encore les opinions émises dans des ouvrages pourtant spécialisés :
A. Ferrill, The Fall of the Roman Empire: The Military Explanation,
Londres, 1986 ; K. Dixon et P. Southern, The Late Roman Army, Londres,
20
SYLVAIN JANNIARD
antique tardive a fait l’objet constant depuis un demi-siècle
peut trouver aussi pleinement à s’appliquer dans le domaine
militaire et, en particulier, aux aspects les plus techniques
de la guerre. La simple lecture des histoires d’Ammien
Marcellin et de Procope et le degré de technicité atteint
par les traités de Végèce, Syrianus Magister et Maurice
laissaient déjà supposer le maintien d’un niveau élevé
d’efficience parmi l’infanterie romano-byzantine, couplé à
une capacité préservée d’adaptation à ses adversaires. Deux
caractères qui étaient rendus explicites par l’aptitude aux
manœuvres et par la chronique des succès militaires tardifs,
reflet d’une discipline et d’une qualité d’équipement dont
n’auraient pas eu à rougir les armées républicaines. Ces
impressions sont amplement confirmées par l’étude de l’un
des domaines centraux de la guerre, les modes de combat2.
Pour appréhender ceux-ci, les sources qui se rapprochent le plus de ce que nous entendons par manuel militaire
dans l’Antiquité tardive sont en petit nombre : l’Epitoma
rei militaris de Végèce, le Peri Stratêgias de Syrianus
Magister et enfin le Strategikon de l’empereur Maurice3. Ces
trois traités réalisent la synthèse des Taktika transmis par la
tradition militaire hellénistique, mais qui portaient avant tout
sur le rangement en ligne et l’évolution des corps d’infanterie, avec la littérature proprement « stratégique » dévolue à
l’organisation et à la conduite des armées4. Leur valeur a été
cependant largement sous-estimée, obérée par ce qui était pris
pour une fidélité servile à la tradition et un goût archaïsant.
Récemment encore, B. Meißner a voulu montrer que la litté-
1996, ch. 9. Il faut attendre les travaux de Jean-Michel Carrié (Eserciti e
strategie, in A. Momigliano et A. Schiavone (éds.), Storia di Roma, 3, 1,
Turin, 1993, p. 83-154, synthétisés dans J.-M. Carrié et A. Rousselle,
L’Empire romain en mutation des Sévères à Constantin (192-337), Paris,
1999, p. 641-646) pour trouver substituée à l’idée d’effondrement militaire
la notion d’adaptation à de nouveaux contextes d’opérations, aujourd’hui
assez largement acceptée, cf. H. Elton, Warfare in Roman Europe, AD
350-425, Oxford, 1996, en part. p. 265-268 ; M. J. Nicasie, Twilight of
Empire. The Roman Army from the reign of Diocletian until the Battle of
Adrianople, Amsterdam, 1998, en part. p. 257-264 ; A. D. Lee, The Army,
in A. Cameron et P. Garnsey (éds.), The Late Empire. AD 337-425 (CAH,
13), Cambridge, 1998, en part. ch. IV ; M. Whitby, The Army, c. 420-602,
in A. Cameron (éd.), Late Antiquity: Empire and Successors, A.D. 425-600
(CAH, 14), Cambridge, 2000, en part. ch. 5 ; Y. Le Bohec, L’armée romaine
sous le Bas-Empire, Paris, 2006, en part. p. 7-15, 214-218 (plus critique
pour le Ve s.); P. Cosme, L’armée romaine. VIIIe s. av. J.-C.-Ve s. ap. J.-C.,
Paris, 2007, ch. 9-10 ; P. Rance, Battle, in P. Sabin, H. Van Wees, M. Whitby
(éds.), Rome from the late Republic to the late Empire (The Cambridge
History of Greek and Roman Warfare, 2), Cambridge, 2007, p. 342-378.
2. « Toute activité guerrière se rapporte donc nécessairement à l’engagement,
que ce soit de façon directe ou indirecte. Le soldat est recruté, vêtu, armé,
instruit ; il dort, mange, boit et marche, uniquement en vue de combattre au
bon moment, au bon endroit. » : C. von Clausewitz, De la guerre, I, 2 (éd.
Naville, p. 77).
3. Sur Syrianus, cf. C. Zuckerman, The Military Compendium of Syrianus
Magister, in JÖByz, 40, 1990, p. 209-214 ; Maurice : G. T. Dennis (éd.),
Das Strategikon des Maurikios (CFHB, 17), Vienne, 1981, M. Whitby,
The Emperor Maurice and his Historian: Theophylact Simocatta on
Persian and Balkan Warfare, Oxford, 1988, p. 130-132.
4. Les trois ouvrages consacrent aussi des développements à la poliorcétique
et, pour deux d’entre eux (Syrianus et Végèce), à la tactique navale. La
part relative des chapitres destinés à l’infanterie ou à la cavalerie reflète
l’évolution de l’art de la guerre entre le IVe et le VIe siècle.
An Tard , 16, 2008
rature technique militaire à Rome, souvent prescriptive selon
lui, n’avait pas réussi à se défaire du contrôle de la philosophie politique. C’est, à mon sens, ne pas tenir compte,
pour la période tardive, de l’osmose entre le savoir pratique
et la culture savante survenue dans tous les domaines de la
littérature technique en raison de l’élargissement des publics
concernés5. En outre, comme j’espère le montrer ici, une
confrontation productive de ces sources « techniques » aux
récits contemporains leur restitue toute leur utilité.
Dans une perspective un peu différente, une approche
récente de l’œuvre de Végèce – auquel je consacrerai l’intégralité de cette étude – cherche à « réhabiliter » son auteur,
mais disqualifie mal à propos l’ouvrage comme source
d’histoire militaire pour l’époque tardive, et crée ainsi une
inutile tension entre les aspects historiques et programmatiques du texte6. De fait, considérer comme purement
idéelle la « nouvelle légion » proposée par Végèce renvoie
nécessairement la recherche à la Quellenforschung la
plus caricaturale, celle qui était née, précisément de la
volonté de déterminer l’attribution des différents lemmes,
dispersés à travers l’ensemble de l’œuvre, à des auteurs
auxquels Végèce aurait puisé. Or, à mon sens, l’Epitoma
se présente plutôt comme une collection, ordonnée et pas
uniquement livresque, de pratiques supposées applicables
et généralisables. Sa valeur, pour son auteur, tiendrait
donc à la diversité et à l’ampleur du matériel synthétisé.
L’opposition placée au cœur de l’ouvrage entre le savoir
fini et peut-être purement empirique de l’Empereur et
de ses conseillers, d’une part, et l’aptitude supposée
universelle du compilateur, d’autre part, se résout dans
la reformulation d’expériences polygéniques à l’aide des
critères littéraires, codifiés et pluriséculaires des artes
militares. C’est donc sa capacité à élaborer une synthèse
claire que Végèce cherche à valoriser, indépendamment
de toute hiérarchisation de ses sources mais en maintenant
toutefois une nette distinction entre les modèles littéraires,
5. B. Meißner, Die technologische Fachliteratur der Antike. Struktur,
Überlieferung und Wirkung technischen Wissens in der Antike (ca. 400
v. Chr.-ca. 500 n. Chr.), Berlin 1999, p. 251-252, 284-292, 335-339, mais
voir G. Traina, Polemologia, in C. Santini (éd.), Letteratura scientifica e
tecnica di Grecia e Roma, Rome, 2002, p. 432, et J.-M. Carrié, Antiquité
tardive et “démocratisation de la culture” : un paradigme à géométrie
variable, in AnTard, 9, 2001, p. 33-34, 41-43.
6. Voir en particulier B. Meißner, Die technologische Fachliteratur, cit. (n. 5),
p. 284-292, et M. Formisano, Tecnica e scrittura. Le letterature tecnicoscientifiche nello spazio letterario tardolatino, Rome, 2001, p. 34-54 :
reconsidérant la valeur de l’épitomé, ce dernier met en lumière à juste titre
l’originalité de la formule végétienne qui ordonne et interprète des choix
opérés dans une grande variété de sources. Toutefois, selon cet auteur,
Végèce n’aurait pu résoudre l’écart entre une simple reproduction de la
tradition, considérée comme un objet culturel, et la volonté d’imposer des
normes à la réalité, si ce n’est en insérant son projet technique dans une
grille de lecture bien définie, élaborée à partir des exempla livrés par la
tradition, ceux-ci devenant autant de « réalités normatives » et de « modèles
d’action ». La littérature tactique latine aboutit ainsi pour Formisano à une
aporie : elle ne peut être le support immédiat de la technique, obligeant
Végèce à justifier l’écriture comme lien ontologique entre la préparation à
l’action et l’action elle-même.
An Tard , 1 6 , 2 0 0 8
VÉGÈCE ET LES TRANSFORMATIONS DE L’ART DE LA GUERRE AUX IVe ET Ve SIÈCLES APRÈS J.-C.
seule voie possible pour l’expression d’un savoir valide et
reconnu7, et les normes applicables.
Deux précautions méthodologiques devraient permettre
de restituer à l’Epitoma toute sa portée. La première consiste
en une attention plus soutenue à l’économie même du
texte. En particulier, il semble évident que le point de vue
change radicalement entre le livre II, qui se présente comme
un tableau historique à valeur exemplaire8, et le livre III
qui est le compendium d’un savoir militaire minimal et
applicable, rédigé à destination d’un chef de guerre (voir en
particulier III, 6 [Quanta sit seruanda cautela cum uicinis
hostibus mouetur exercitus] et 10 [Quid oporteat fieri si
quis desuetum a pugna exercitum habeat uel tironem]). En
second lieu, une comparaison plus suivie entre le texte de
l’Epitoma et l’ensemble des sources littéraires, épigraphiques
et archéologiques nous faisant connaître l’armée romaine
des IIIe-Ve siècles après J.-C. réévalue la pertinence des
informations contenues dans l’ouvrage et montre la valeur
descriptive plus que prescriptive de nombreux chapitres, en
particulier II, 7 ou III, 14-20. La question n’est donc plus de
savoir si l’Epitoma aurait pu servir de manuel d’instruction à
l’usage des officiers supérieurs romains mais de déterminer
patiemment si les normes pratiques exposées, quels que
fussent la finalité et les destinataires réels de l’œuvre, ont des
chances de renvoyer à une réalité militaire contemporaine de
leur rédaction. Cela nous oblige à élargir utilement le vivier
des sources utilisées par Végèce9 et d’y introduire une part de
savoir empirico-technique, quelle qu’ait pu être sa filière de
transmission à l’auteur.
Les pages qui suivent ont précisément pour objet de
montrer la pertinence d’une telle méthode et son intérêt
pour la connaissance des pratiques de l’infanterie romaine
7. Pour l’analyse de la littérature militaire romaine comme articulation
entre savoir pratique et culture aristocratique, G. Traina, Polemologia,
cit. (n. 5), p. 431-432 ; voir aussi Végèce, Mil., III, prol. 3, O uiros
summa admiratione laudandos, qui eam praecipue artem ediscere
uoluerunt […] ! Horum sequentes instituta Romani Martii operis
praecepta et usu retinuerunt et litteris prodiderunt.
8. Remarquer à ce sujet le choix du contenu de II, 7 (liste des grades
secundum praesentes matriculas), précédant II, 8-13 (nom et tâches des
officiers subalternes et supérieurs de la légion historique, mais avec les
équivalences contemporaines).
9. La longue controverse sur la date de l’Epitoma rei militaris est
commodément résumée par P. Richardot, La datation du De Re Militari
de Végèce, in Latomus, 57/1, 1998, p. 136-143. À mon sens, le contexte
militaire dans lequel semble s’inscrire l’ouvrage – qui tente de proposer
des solutions durables pour qu’un Empire jusque là victorieux puisse
se remettre de graves revers récents – valide l’hypothèse d’une datation
sous Théodose Ier entre 388 et 391, récemment remise en cause à partir
d’arguments bien fragiles par M. Charles, Vegetius on Armour: the pedites
nudati of the Epitoma Rei militaris, in AncSoc, 30, 2003, p. 127-167. Dans
l’abondante bibliographie concernant les sources de Végèce, se reporter à
la synthèse de A. R. Neumann, Vegetius, in RE suppl., 10, Stuttgart, 1965,
col. 1005-1018, qui résume la Quellenforschung allemande. Sur la nature
de l’œuvre, son économie et les motifs qui présidèrent à sa rédaction, cf.en
dernier lieu, outre les études citées n. 5 et 6, M. Lenoir, La littérature de
re militari, in F. Paschoud (éd.), Les littératures techniques dans l’Antiquité
romaine. Statut, public et destination, tradition, Genève, 1996, p. 85-96 ;
Cl. Giuffrida Manmana, Flavio Vegezio Renato. Compendio delle istituzioni
militari, Catane, 1997, p. 81-121.
21
des IVe et Ve siècles. dans quelques domaines tactiques et
opérationnels.
LES MESURES PRÉALABLES
À L’AFFRONTEMENT EN LIGNE
Le renseignement
La localisation précise et anticipée des troupes adverses
ainsi que la détermination de leur importance numérique
et de leur composition, parfois même de leurs intentions,
permettent aux chefs de guerre de choisir le dispositif
tactique le plus approprié aux circonstances et d’adapter
ainsi leurs ordres de bataille, dont ils peuvent entamer la
formation préalablement au contact direct avec l’adversaire10. Toutes dispositions qui sont susceptibles d’assurer
un avantage déterminant à ceux qui les appliquent, comme
ne manque pas de le rappeler avec justesse Végèce (scire
nos conuenit et ordinare quod nobis utile, illis docetur
aduersum (III, 6, 31). Il pousse même ce souci jusqu’à
considérer comme indispensables les renseignements sur
la logistique de l’adversaire, son moral, l’identité et le
caractère de ses officiers11. Un même soin doit être appliqué
au choix du personnel affecté à la collecte des renseignements, pour lequel l’excellence est de rigueur, ce qui ne
dispense pourtant jamais le général de participer lui-même
à la reconnaissance des lieux12.
C’est probablement dans le domaine du renseignement
fluvial que Végèce se révèle, parmi les auteurs tardifs de
traités militaires, à la fois le plus original et le plus pertinent.
Il laisse entendre que sur le Danube dans les dernières
décennies du IVe siècle des lusoriae13 surveillaient les
avant-postes romains à l’aide de patrouilles quotidiennes.
10. Julius Africanus, Cestes, I, 2, 26-27 ; Végèce, Mil. III, 6, 3-12 (sur la
reconnaissance des routes) ; Syrianus Magister, Strat., XXXIII, 3-13
(sur l’estimation des forces de l’adversaire, de leur armement et de leur
qualité), IX, 5, 51-52, 61-63, 80-82 (sur la localisation et le mouvement
des troupes adverses), VII B, 13, 18-21 et VIII, 2, 40 (sur les possibilités
d’anticipation offertes par la reconnaissance tactique).
11. Végèce, Mil., III, 9, 8 [sciendum] cui magis uictus abundet aut desit
[…]. 11. Ad rem pertinet, qualis ipse aduersarius uel eius comites
optimatesque sint, nosse […]. 12. […] quos animus illius copiae, quos
habeat noster exercitus.
12. Pour la sélection draconienne des éclaireurs, cf. Végèce, Mil., III, 6, 11 ;
Syrianus Magister, Strat., XX, 31-41 qui dresse la liste des qualités nécessaires :
intelligence, don d’observation, expérience dans le poste et connaissance du
terrain ; Maurice, Strat., VII B, 17, 20, VIII, 2, 26, IX, 5, 58-61.
13. Sur les lusoriae naues, cf. M. Reddé, Mare nostrum. Les infrastructures,
le dispositif et l’histoire de la marine militaire sous l’Empire romain,
Rome, 1986, p. 130-133 ; O. Höckmann, Römische Schiffsverbände
auf dem ober-und mittelrhein und die Verteidigung der Rheingrenze
in der Spätantike, in JRGZM, 33/1, 1986, p. 392-397 (analyses des
exemplaires retrouvés à Mayence) ; O. Bounegru et M. Zahariade, Les
forces navales du Bas Danube et de la Mer Noire aux Ier-VIe siècles,
Oxford, 1996, p. 64-65 ; M.-P. Detalle, La piraterie en Europe du NordOuest à l’époque romaine, Oxford, 2002, p. 64.
22
SYLVAIN JANNIARD
Il nous apprend aussi que la pratique en était commune14.
Or, les hasards de la transmission des textes législatifs
ont voulu que l’organisation et la destination des lusoriae
danubiennes nous soient partiellement connues grâce à une
constitution de 412 adressée au maître des milices pour les
Thraces15. Les ducs de Scythie et de Mésie Seconde ont très
certainement laissé se détériorer l’état de la flottille fluviale
du Bas-Danube romain, en contravention avec leurs obligations. Théodose II prend acte de leur négligence et oblige les
titulaires actuels des deux charges, sous la surveillance du
maître des milices, à construire de nouvelles embarcations
et à en restaurer quelques-unes à partir du parc existant : au
total, 125 pour le premier et 100 pour le second. Le législateur, qui tient manifestement à l’entretien régulier de la
flottille, prévoit la construction, la réfection et l’armement
d’un nombre précis de vedettes par an, respectivement 17
et 14, afin d’en renouveler l’ensemble des éléments tous
les sept ans16. Le texte nous apprend enfin que la flotte se
répartissait entre lusoriae iudicariae (40%) et agrarienses
(60%), les premières peut-être affectées aux tâches
logistiques et administratives, les secondes devant être
rapprochées de l’annotation végétienne. Plus intéressant
pour notre propos, les dernières lignes de la loi précisent les
différentes missions confiées aux lusoriae : le transport des
approvisionnements (transuectioni speciei annonariae),
la préparation de raids (discursus opportunitatem deligentibus) et la recherche de renseignements lors d’opérations
menées à partir des points fortifiés sur la rive (in conflictus
specula munitissimam stationem […] delegentibus). Il est
donc loisible d’envisager que les quinze flotilles attestées
sur le cours du Danube, de la Drave et de la Save dans
la Notice des dignités, six relevant de l’Orient et neuf de
l’Occident, aient pu servir aussi à l’acquisition de renseignements tactiques et opérationnels17. D’autres contextes
14. Végèce, Mil., IV, 46, 9, De lusoriis, quae in Danubio agrarias
cottidianis tutantur excubiis, reticendum puto, quia artis amplius
in his frequentior usus inuenit quam uetus doctrina monstrauerat.
Le dispositif est très certainement une création constantinienne, cf.
M. Reddé, Mare nostrum., cit. (n. 13), p. 632-635.
15. CTh, VII, 17. Cf. aussi NTh, XXXIV, 1, § 1 (à Nomus, maître des offices,
443 apr. J.-C.) : Castrorum quin etiam ipsis [les ducs] lusoriarumque
pro antiqua dispositione curam refectionemque mandamus et § 5.
16. Le magister militum per Thracias doit chaque année avertir le maître
des offices de l’accomplissement de cette tâche, ce qui est confirmé par
NTh, XXIV, 1, § 5.
17. Cf. ND Or. XXXIX (Dux Scythiae), 35 : Praefectus ripae legionis
primae Iouiae cohortis […] et secundae Herculiae musculorum
Scythicorum et classis ; Or. XL (Dux Moesiae secundae), 36 : Praefectus
nauium amnicarum et militum ibidem deputatorum ; Or. XLI (Dux
Moesiae primae), 38 : Praefectus classis Histricae, 39 : Praefectus
classis Stradensis et Germensis ; Or. XLII (Dux Daciae ripensis),
42 : Praefectus classis Histricae, 43 : Praefectus classis Ratiariensis ;
Oc. XXXII (Dux prouinciae Pannoniae secundae ripariensis et Saviae),
50 : Praefectus classis primae Flauiae Augustae, 51 : Praefectus classis
secundae Flauiae, 52 : Praefectus classis Histricae, 55 : Praefectus
classis Primae Pannonicae, 56 : Praefectus classis Aegetensium siue
Secundae Pannonicae ; Oc. XXXIII (Dux prouinciae Valeriae ripensis),
58 : Praefectus classis Histricae ; Oc. XXXIV (Dux Pannoniae primae et
Norici ripensis), 28 : Praefectus classis Histricae, 42 : Praefectus classis
Arlapensis et Maginensis, 43 : Praefectus classis Lauriacensis. Sur ces
An Tard , 16, 2008
ont aussi requis le même expédient : ainsi le César Julien,
au cours de l’hiver 357-358, fait circuler sur la Meuse des
lusoriae naues afin d’être prévenu de toute tentative de sortie
d’un groupe de Francs, retranchés dans deux munimenta à
proximité immédiate du cours d’eau, qu’il assiège depuis
plus de 50 jours18. Le même Julien, lors de l’expédition
perse, a su donner à la recherche du renseignement la forme
de patrouilles fluviales (Ammien, XXIV, 4, 9).
Préconiser le recours systématique aux transfuges et
aux déserteurs pour l’obtention d’informations de localisation représente aussi une spécificité de Végèce, qui
s’écarte des autres tacticiens, plus réticents sur ce point19.
Cette confiance pourrait témoigner de la part de l’armée
romaine des IVe-Ve siècles d’une meilleure adaptation à
la réception des transfuges, en raison d’une plus grande
fréquence des désertions ou d’une compétence accrue
dans le recoupement des informations. Les commandants
romains n’hésitent en tout cas pas à les utiliser : en 357, un
perfuga alaman prévient les troupes du César Julien de la
présence d’embuscades dans une forêt du Taunus et quinze
ans plus tard, toujours en territoire alaman, Valentinien
apprend de transfugae la position du roi Macrianus
en face de Wiesbaden ; en 360, enfin, l’imminence de
l’invasion perse en Mésopotamie est aussi annoncée par
des déserteurs20.
flottes, cf. A. Aricescu, The Army in Roman Dobroudja, Oxford, 1980,
p. 62-64 (en Mésie Seconde et Scythie) ; M. Reddé, Mare nostrum., cit.
(n. 13), p. 299, 302-303, 305-306, 318 (carte), 363, 631-635, 650-651 ;
O. Höckmann, Römische Schiffsverbände, cit. (n. 13), p. 383-385 (carte
et tableau des unités), p. 410-413 ; D. Mitova-Džonova, Stationen und
Stützpunkte der römischen Kriegs-und Handelsflotte am Unterdonaulimes,
in Studien zu den Militärgrenzen Roms, 3, Stuttgart, 1986 (stationes du
Bas-Danube, de Ratiaria à Transmarisca) ; O. Bounegru et M. Zahariade,
Les forces navales du Bas Danube, cit. (n. 13), p. 22-28, 33-35 (Mésies,
Dacie Ripuaire, Scythie). Peut-être peut-on déjà les reconnaître dans les
vedettes qui devaient prévenir Valens des tentatives de franchissement du
Danube par les Greuthunges de Vitheric en 376 (Ammien Marcellin, Res
gestae, XXXI, 5, 3).
18. Ammien XVII, 2 (les patrouilles ont probablement aussi pour mission
d’avertir de l’éventuel passage d’une expédition de secours mentionnée
en 2, 4).
19. Mil., III, 6, 34. Recommandation de la plus grande précaution dans le
traitement des informations apportées par les déserteurs, qu’il faut menacer
de mort en cas de tromperie : Onasandre, Strat., X, 15, Maurice, Strat., IX,
3, 25-34 (l’auteur reconnaît toutefois l’importance des déserteurs en VII B,
13, 8-10 et VIII, 2, 6), Syrianus, Strat., XLI.
20. Ammien, XVII, 1, 8, XXIX, 4, 2, XX, 4, 1. Cf. aussi N. J. E. Austin,
Ammianus on Warfare, an Investigation into Ammianus’ military
Knowledge, Bruxelles, 1979, p. 132-137, pour d’autres occurrences dans
le récit d’Ammien, bien qu’il ne distingue pas systématiquement entre
déserteurs et prisonniers. Les risques liés à leur emploi ont été souvent
illustrés par la seconde partie de la campagne de Julien en Perse en 363 :
la version la plus sombre de l’épisode accuse des transfuges perses d’avoir
poussé Julien à brûler inutilement sa flotte et de l’avoir ensuite conduit
à s’enfoncer inconsidérément dans le territoire sassanide à l’est du Tigre
(en particulier, Grégoire de Nazianze, Discours, V, 11-12). Or, ces deux
décisions relèvent de choix opérationnels conscients et réfléchis de Julien
qui ne doivent rien à l’influence de déserteurs perses, et que les sources
permettaient déjà de comprendre, cf. sur ce dernier point, le commentaire
de Fr. Paschoud à son édition de Zosime (II/1, n. 73-75, p. 182-192) et
T. D. Barnes, Ammianus Marcellinus and the Representation of Historical
Reality, Ithaca-Londres, 1998, p. 164-165.
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VÉGÈCE ET LES TRANSFORMATIONS DE L’ART DE LA GUERRE AUX IVe ET Ve SIÈCLES APRÈS J.-C.
Les réticences devant l’affrontement en ligne
Nul plus que Végèce ne semble préoccupé par le risque de
l’impréparation tactique au point de lui consacrer un chapitre
entier de son livre III. Il y recommande d’une façon traditionnelle, avant tout engagement, la bonne connaissance des
caractéristiques et de la préparation de l’adversaire, mais convie
surtout les généraux à ne tenter l’épreuve du combat qu’en
position prouvée de supériorité absolue (9, 19, et si multis rebus
superior inuenitur oportunum sibi non differat inire conflictum).
Dans les autres circonstances, il privilégie les embuscades et la
surprise, sur l’éloge desquelles il clôt ses recommandations21.
Il s’agit là en vérité d’une révolution dans les théories militaires
romaines car si l’usage des stratagèmes sur les champs de
bataille est un fait bien attesté et théorisé depuis l’époque hellénistique, ce que Végèce préconise en revanche constitue un
renversement dans la hiérarchie des valeurs martiales : l’artifice
cesse d’être un expédient, au mieux grandi par le génie de celui
qui l’emploie, pour s’affirmer comme une pratique ordinaire
imposée au général conscient de la trop fréquente infériorité
de ses troupes. Par ailleurs, Végèce n’évoque pas exactement
les stratagèmes mais plutôt les pratiques d’embûches et
d’assauts par surprise qui caractérisent l’adaptation de l’infanterie romaine à la petite guerre que lui impose désormais la
nature de ses adversaires en Occident22. En effet, la principale
tâche des troupes romaines semble avoir été de faire face à des
incursions répétées, entreprises par de petits groupes mobiles
contre lesquels s’imposaient plus souvent les techniques de la
« grande guérilla » que la nécessité de la bataille rangée23. Le
21. Végèce, Mil., III, 9, 20, Si uero adversarium intellegit potiorem,
certamen publicum uitet ; nam pauciores numero et inferiores uiribus
superuentus et insidias facientes sub bonis ducibus reportauerunt saepe
uictoriam, « mais s’il [le général] comprend que l’adversaire est plus
fort, qu’il évite la bataille rangée, car souvent des troupes en infériorité
numérique et plus faibles ont remporté avec de bons chefs la victoire,
grâce à la surprise et aux embuscades ». Déjà III, 9, 3, Boni enim duces
non aperto Marte proelium, in quo est commune periculum, sed ex
occulto semper adtemptant, ut integris suis quantum possunt hostes
interimant uel certe terreant. Le chapitre des « préceptes généraux sur
les guerres » (III, 26) contient lui aussi de nombreux aphorismes qui vont
dans le même sens, cf. 4, 14, 31. Cet appel constant à la prudence aurait
dû éviter au commentateur moderne, tel H. Elton, cit. (n. 1), p. 218 et
254, un triomphalisme rétrospectif et généralisateur de mauvais aloi
22. Végèce, Mil., III, 10, 8 ; 18, 15. Voir, dans le même sens, Syrianus,
Strat., XXXIII, 27-30, Maurice, Strat., X, 2, 8-14.
23. Cf. e.g. Ammien Marcellin, XV, 13, 4 (Perses), XVI, 5, 17 et 9, 1,
XVII, 12 (Quades), XX, 1 (Scots et Pictes), XXI, 3 (Alamans), XXVII, 8
(Scots et Pictes), XXVII, 10 (Alamans), XXIX, 6 (Quades et Sarmates),
XXXI, 5 et 8 (Goths), XXXI, 10 (Alamans), Sidoine Apollinaire,
Panégyrique de Majorien, 385-440. La liste n’est pas exhaustive. Elle
peut être utilement complétée par la consultation de H. Elton, cit. (n. 1),
p. 47-54, dont la tentative de traduction statistique du phénomène,
p. 48-49, est cependant sans grande conséquence du fait d’importantes
erreurs de méthodes. J’emprunte la notion de « grande guérilla » au
Gal André Beauffre qui l’utilise pour désigner une « forme d’opération
ressemblant par sa puissance aux opérations de la guerre classique
mais entièrement différente de la guerre classique par les procédés de
combat : la « grande guérilla » opère avec des moyens importants, mais
avec les mêmes soucis de secret, de surprise et d’esquive que dans la
guérilla ordinaire », in La guerre révolutionnaire, Paris, 1972, p. 68.
23
mode de combat à adopter ne dépend alors plus du type d’arme
utilisé par l’adversaire – le plus souvent de l’infanterie ou de la
cavalerie légère – mais de sa dispersion et de sa mobilité.
Un premier type d’opérations consiste à surprendre les
Barbares impréparés et « désarmés » : en 366 après J.-C., Jovin
détruit un groupe d’Alamans au repos près de la Moselle.
Les maraudeurs chargés de butin constituent aussi une cible
facile : le comes Théodose, devant le nombre des Pictes
et Scots qui ravagent les Bretagnes, préfère s’en prendre,
sur leur retour, aux bandes alourdies par le produit de leur
déprédation24. L’attaque d’une colonne en marche, enfin,
est particulièrement bien illustrée par l’assaut du magister
militum per Illyricum Sabinianus sur le train de l’ostrogoth
Théoderic en 479 : organisée à l’aube dans les montagnes
proches de Lychnidus en Épire nouvelle, elle repose sur la
combinaison entre une charge frontale de cavalerie et l’apparition de fantassins précédemment dissimulés sur l’une
des hauteurs bordant la route empruntée par le convoi25.
Un deuxième ensemble de moyens est représenté par
l’utilisation du relief, en particulier les cours d’eau, pour
dissimuler une troupe destinée à prendre les agresseurs à
revers. C’est le plan imaginé par Constantin en 313 après
J.-C : le départ feint de l’armée romaine incite les Lanciones
à traverser imprudemment le Rhin. Ils sont alors pris en
tenaille par les troupes terrestres et une flottille fluviale
conduite par Constantin lui-même. Constance II avait
certainement prévu de suivre l’exemple paternel en 359
après J.-C. lorsqu’il fit surveiller les Limigantes depuis une
flottille sur le Danube26. En 363, afin d’obliger les contingents perses à lever la surveillance du Naarmalcha devant la
ville de Pirisabora, Julien fait débarquer de nuit derrière eux
les procursatores de l’avant-garde de Lucillianus. Au matin,
ils devaient prendre en tenaille la garnison du canal leurrée
par le débarquement d’une tête-de-pont27. Malgré leur moins
grande fréquence, les assauts nocturnes sont néanmoins bien
attestés dans nos sources et peuvent être considérés comme
la troisième catégorie de procédés utilisée lors des opérations
de « petite guerre ». En 358 après J.-C., le césar Julien aurait
repris Trèves grâce aux Francs de Charietto qui pratiquaient
le harcèlement nocturne des groupes de Chauques et de
Chamaves, tandis que le magister peditum Sebastianus, en
378 après J.-C., attaque intentionnellement en pleine nuit un
groupe de pillards goths près de la Maritza28.
24. Ammien, XXVII, 2, 2 (Jovin), XXVII, 8, 6 (Théodose), cf. aussi
Ammien, XVI, 11, 5-6 ; Zosime, IV, 7, 4, Zonaras, XII, 24.
25. Malchus, fr. 20, l. 226-248 (éd. Blockley). Cf. aussi Ammien, XXVIII,
5, 5.
26. Panégyriques latins IX, 22, 3 (Constantin) ; Ammien, XIX, 11, 8
(Constance II) ; cf. aussi Ammien, XVII, 1, 4-7, 357 P. C., où Julien
utilise le même type de tenaille que Constantin.
27. Zosime, III, 16, 2-17, 2 ; une version moins développée de l’épisode dans
Ammien, XXIV, 2, 7-8, qui n’a assisté qu’à l’étape ultime de la manœuvre.
28. Charietto : Zosime, III, 7, 1-6 ; K.-W. Welwei, M. Meier, Charietto –
Ein germanischer Krieger des 4. Jahrhunderts n. Chr., in Gymnasium,
110/1, 2003, p. 41-56. Sebastianus : Ammien, XXXI, 11, 4. Cf. aussi
Syrianus, Strat., XXXIX ; Maurice, Strat., IX, 2, 18-66.
24
An Tard , 16, 2008
SYLVAIN JANNIARD
La teneur même des prescriptions de l’auteur conforte de
fait la datation théodosienne du traité : la méfiance absolue de
la bataille rangée est la conséquence directe du traumatisme
récent de la défaite d’Andrinople et de la nécessaire reconstitution des effectifs qui s’en est suivie, avec pour contrecoup
la crainte des autorités romaines de mener sur le champ de
bataille des armées imparfaitement formées29.
L’obtention d’une décision rapide
Lorsque l’affrontement ne peut être évité, ou bien semble
s’engager d’une façon très favorable pour elle, l’armée
romaine se range sur le champ de bataille. Là encore, de
nombreux artifices sont déployés pour obtenir une décision
militaire au moindre coût humain et matériel. Le premier
d’entre eux est psychologique et consiste à impressionner
l’adversaire, en particulier quand il s’agit de populations
extérieures à l’Empire, par l’importance et le lustre de
l’apparat militaire impérial. Parmi les soins de l’ancien tribun
militaire, Végèce range en bonne place la vérification de
l’entretien et de la qualité de l’équipement du soldat (ueste
nitidus, armis bene munitus ac fulgens, II, 12, 4) et Ammien
nous fournit en plusieurs occasions l’une des raisons non strictement matérielles de cette préoccupation : près de la Moselle
en 366, le magister equitum Jovin profite du premier moment
de stupeur d’un groupe d’Alamans, uexillorum splendentium
facie territi, pour prendre l’avantage dans un combat où il est
en infériorité numérique. Toujours en Gaule, en 370, un parti
de pillards saxons, signorum aquilarumque fulgore praestricti, arrive à résipiscence avant de se mesurer aux forces du
magister peditum Sévérus. Il convient certes de tenir compte
de l’amplification apportée par Ammien aux deux épisodes et
du choix non fortuit des enseignes, chargées d’une haute valeur
religieuse, dans l’établissement de la synecdoque. Pour autant,
il n’est pas possible d’ignorer l’existence de ces démonstrations, supposées efficaces, d’ordre, de performance et de
supériorité matérielle de la part de l’infanterie romaine30.
La prévention de la désorganisation
De leurs côtés, les unités romaines les plus aguerries
pouvaient ne pas échapper à la désorganisation psycholo29. Sur le traumatisme qui suivit la mort de Valens et la perte des deux tiers
des soldats engagés à Andrinople, cf. J. Straub, in Philologus, 95, 1943,
et N. Lenski, Initium mali Romano imperio: contemporary reactions to
the Battle of Adrianople, in TAPhA, 127, 1997, p. 137-152, 160-163.
30. Ammien, XXVII 2, 5-6, XXVIII, 5, 3 ; cf. aussi XVIII, 2, 17 (armorum
uiriumque uarium decus qui impressionne l’Alaman Macrianus), XXIX, 5,
15 (Firmus, fulgore signorum […] praestrictus), XXXI, 10, 9. Le conseil
se trouvait déjà dans Onasandre, Strat., XXVIII. Bien entendu, ce n’était
pas l’unique expédient de nature « psychologique » utilisé par les forces
impériales pour obtenir une décision rapide et économique, cf. n. suivante.
gique. Une part non négligeable des batailles d’infanterie se
résolvait, en effet, avant même que les deux lignes opposées
n’en viennent réellement au choc, dans les cas où l’une des
parties prenait l’ascendant moral sur son adversaire. L’effet
accablant des tirs préliminaires de l’infanterie légère, l’absence
de visibilité en raison de la nature de l’équipement, de l’ordre
dense et de l’environnement modifié de la bataille (poussière…),
l’estimation faussée ou réelle d’une supériorité numérique ou
tactique de l’adversaire qui se serait lue, par exemple, dans sa
détermination à venir au contact, la perte de confiance dans
les qualités de son propre commandement ou bien la crainte
d’une manœuvre inattendue pouvaient transformer l’hésitation naturelle d’une troupe rangée en bataille en une terreur
propice au délitement de sa ligne par les derniers rangs et à
la fuite31. La prévention d’un tel risque passait par le souci de
mener au combat les troupes les mieux préparées. Végèce, qui
écrit dans le contexte d’un pic de recrutement en raison des
pertes subies lors de la défaite d’Andrinople, dresse ainsi une
liste très précise de recommandations destinées aux commandants placés par nécessité à la tête de troupes fraîches : à une
bonne connaissance de ses hommes et surtout de leurs cadres,
l’Épitomé ajoute le conseil plus concret d’amalgamer vétérans
et recrues et surtout de conforter la confiance fragile des
nouvelles unités par des opérations de faible ampleur menées
avec une supériorité numérique ou tactique absolue, afin aussi
de minimiser les pertes en cas d’échec (attaque de fourrageurs,
de pillards, de camps de nuit, d’ennemis en mouvement…)32.
Le choix du terrain
L’une des utilisations majeures de la topographie, en
particulier à des fins défensives, est représentée par l’occu31. Végèce, Mil., III , 18, 12, quia fortiores uidentur qui prouocare non
dubitant ; III, 20, 15-19 (efficacité d’un premier assaut décisif aux ailes) ;
Maurice, Strat., VIII, 2, 41. Théorisation parfaitement illustrée par la
mésaventure survenue à deux légions et deux auxilia palatins opposés à
des Alamans en 365 après J.-C., Ammien, XXVII, 1, 4 [l’échange initial de
traits vient d’avoir lieu] nostrorum acies impetu hostium acriore concussa,
nec resistendi nec faciendi fortiter copiam repperit, cunctis metu compulsis
in fugam. Cf. aussi Lactance, De mort. pers., XLVII, 1 et 3 : massacre de
l’armée de Maximin Daia à Andrinople en 313 après le premier assaut
des Liciniens. Sur l’« action morale », cf. C. Ardant du Picq, Études sur le
combat. Combat antique et combat moderne, Paris, 2004 [réimpr. de l’éd.
de 1904], p. 42-43, 72-73, 82, 97, 102-108, part. p. 115 : « La tactique est
(a toujours été et dû être au moins) l’art, la science, de faire combattre les
hommes avec leur maximum d’énergie, maximum que peut donner seule
l’organisation à l’encontre de la peur ». Voir déjà C. von Clausewitz, De
la guerre, e.g. III, 5 (« Vertu guerrière de l’armée »), mais celui-ci insiste
moins sur la crainte, à laquelle il oppose l’enthousiasme des armées de
conscription et le conditionnement à la destruction opéré dans la troupe par
la discipline et l’expérience des combats.
32. Végèce, Mil., III, 9, 14-18 ; 10, 5-11 et 24 ; 25, 11. Cf. aussi Urbicius,
Epitedeuma, 2 ; Syrianus, Strat., XVII, 26-27 et Maurice, Strat., VIII, 1,
14 ; 2, 3. Le magister militum Théodose dont une partie des troupes a lâché
pied au cours d’un combat inégal contre les Isaflenses dans les Bibans (?),
choisit, après avoir durement châtié les coupables, de rétablir le moral de ses
hommes en menant par surprise des opérations de pillage sur le territoire de
la tribu voisine des Iesalenses (Ammien, XXIX, 5, 46-50).
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VÉGÈCE ET LES TRANSFORMATIONS DE L’ART DE LA GUERRE AUX IVe ET Ve SIÈCLES APRÈS J.-C.
pation anticipée des hauteurs disponibles sur le champ
de bataille. La pratique est particulièrement théorisée par
Végèce qui en expose les avantages : l’amélioration de
la force de pénétration des projectiles et l’opposition de
l’obstacle supplémentaire de la pente aux adversaires,
guère propice aux évolutions de l’infanterie en ordre
serré33. La pratique jouit d’une grande popularité parmi les
commandants en infériorité numérique : le loyaliste préfet
d’Égypte Tenagino Probus aurait pensé, selon Zosime,
arrêter de cette façon l’invasion de sa province par les
Palmyréniens de Timagène en tenant les pentes d’une
hauteur près de Babylone. Nous retrouvons l’expédient
employé par Licinius à Andrinople en 324. De même, les
premiers moments de la bataille du Campus Mauriacus
en 451 sont occupés par la tentative mutuelle des belligérants de s’emparer de la colline qui dominait le champ
de bataille34. La perte de cette hauteur jette le trouble dans
l’armée d’Attila (exercitum turbatum, Jordanès, Hist.
Goth., 202), dont la supériorité en cavalerie se voit ainsi
gravement affectée. Dans les deux premiers cas, et avec un
égal succès, la réponse a été identique et a consisté à gravir
la hauteur à revers et à occuper un surplomb plus élevé dans
le dos des troupes déjà installées.
33. Végèce, Mil., III, 13, 1-2, Elabora ergo, ut conserturus manum primum
auxilium captes ex loco, qui tanto utilior iudicatur, quanto superior
fuerit occupatus. In subiectos enim uehementius tela descendunt, et
maiore impetu obnitentes pars altior pellit. Qui aduerso nititur cliuo,
duplex subit cum loco et hoste certamen ; III, 6, 27. Cf. aussi Syrianus
Magister, Strat., XXXVII, 3-12 (en cas d’infériorité numérique) ;
Maurice, Strat., VIII, 2, 75, XII B, 20.
34. Probus : Zosime, I, 44, 2 (270 apr. J.-C.) ; PLRE I, p. 740-741, Probus
8. Licinius : Anonyme de Valois, V, 24 ; V. Neri, Medius Princeps.
Storia e immagine di Costantino nelle storiografia latina pagana,
Bologne, 1992, p. 268-269, nie toute valeur au témoignage de l’Origo
Constantini au profit de la présentation du même événement donnée
par Zosime (II, 22, 4-7). Il me semble qu’il s’agit là d’une erreur
méthodologique importante à la lecture du tissu d’invraisemblances
que constitue ce dernier récit, tout entier dédié à la présentation
fastidieuse d’un stratagème confus : alors que les deux armées
s’observent depuis plusieurs jours déployées sur une distance peu
crédible d’environ 37 km (4), Constantin décide, pour des raisons qui
défient toute volonté de compréhension, de cacher des troupes, qui ne
réapparaîtront plus dans le récit, sur une colline dont la localisation
est inconnue (5). Lui-même traverse l’Hèbre avec 12 cavaliers (!) et
la surprise de ce franchissement soudain tétanise les 165 000 hommes
de Licinius (2), parmi lesquels Constantin et ses douze héros font déjà
grand carnage… « Toute l’armée » les rejoint, on ne sait comment, et
après avoir étendu 34 000 Liciniens se retire en laissant s’échapper le
chef de leurs adversaires (7). On peut légitimement s’interroger sur
les raisons qui ont fait préférer aux commentateurs cette pure fantaisie
au récit bien plus sobre et vraisemblable de l’Origo Constantini, où
la présentation encomiastique des qualités de l’armée de l’empereur
chrétien ne doit pas masquer la précision des annotations tactiques.
Campus Mauriacus : Jordanès, Histoire des Goths, 197, erat autem
positio loci decliui tumore in editum collis excrescens, quem uterque
cupiens exercitus obtinere, qui loci opportunitas non paruum
beneficium confert. 201. Fit ergo de loci, quem diximus, oportunitate
certamen. Attila suos diriget, qui cacumen montis inuaderent, sed
a Thorismundo et Aetio praeuenitur, qui eluctati collis excelsa ut
conscenderent, superiores effecti sunt, uenientesque Hunnos montis
beneficio facile turbauerunt et 211 ; G. Zecchini, Aezio : l’ultima
difesa dell’Occidente romano, Rome, 1983, p. 270-271.
25
LE COMBAT EN LIGNE
La position du commandant
Végèce, puis Maurice, recommandent une même position
en retrait immédiat des lignes, la plus à même selon eux
de permettre un emploi approprié des différentes divisions
de l’acies et spécifiquement des réserves35. Bien qu’il soit
difficile de raisonner ex silentio, cet emplacement semble
avoir été préféré dans la majeure partie des batailles dont le
récit nous a été transmis pour la période tardive. La communication du plan du combat à l’avance, la relative autonomie des
officiers subalternes, la gamme assez étroite des manœuvres
tactiques applicables et surtout la difficulté à transmettre de
façon rapide et adéquate des réponses aux rares informations parvenues depuis les premières lignes engagées rendent
compte du succès d’une telle position. Rufin d’Aquilée
l’attribue explicitement à l’empereur Théodose lors de la
bataille de la Rivière Froide (394) et l’on doit supposer que la
facilité avec laquelle les généraux pouvaient s’échapper des
désastres subis par leurs armées s’explique par une situation
peu exposée derrière les lignes de bataille36.
Une position fixe en retrait s’imposait tout particulièrement en deux circonstances : lorsque les lignes de
bataille étaient trop allongées pour qu’il fût possible pour
un général mobile de contrôler l’ensemble des mouvements
et lorsque le plan du combat prévoyait l’emploi décisif des
réserves. Le commandant qui avait choisi cette option
n’abandonnait bien entendu pas toute prétention à intervenir
sur le déroulement des évènements, ce qui se marque
nettement dans le choix des hommes à sa disposition
immédiate : son porte-enseigne, au moins deux musiciens,
des estafettes, ses officiers d’état-major et de liaison, tous
destinés à transmettre d’éventuels ordres37. La disposition
35. Végèce, Mil., III, 18, 1-4 (l’objectif reste surtout l’emploi des réserves
afin de déborder l’adversaire) ; Maurice, Strat., II, 16, 16-19 (la
nécessaire situation en retrait du général joue un rôle de repère pour les
troupes au cours de la bataille), VII B, 1.
36. Théodose : Rufin, Histoire ecclésiastique, II, 33, [Theodosius] stans in edita
rupe, unde et conspicere et conspici ab utroque posset exercitu. On écartera
en revanche comme une polémique antiarienne l’absence de Constance II
du champ de bataille de Mursa dans la Chronique de Sulpice Sévère (II,
38, 3), démenti par le récit de Julien, cf. B. Bleckmann, Die Schlacht von
Mursa und die zeitgenössische Deutung eines spätantiken Bürgerkrieges, in
H. Brandt (éd), Gedeutete Realität. Krisen, Wirklichkeiten, Interpretationen
(3.-6. Jh. n. Chr.), Stuttgart, 1999, p. 65-68, contra, à tort, H. Singor, The
Labarum, Shield Blazons, and Constantine’s caeleste signum, in L. De
Blois (éd.), The Representation and Perception of Roman Imperial Power,
Amsterdam, 2003, p. 498, qui tente de replacer l’épisode dans une prétendue
« démilitarisation » des empereurs au IVe siècle que rien ne vient confirmer.
Fuites : e.g. Licinius à Cibalae en 313 (Origo Constantini, V, 16).
37. Sur la composition de cette escorte : Maurice, Strat., XII B, 11 et 17,
XII D (musiciens, porte-étendards, hérauts, campidoctores). Officiers : en
378, à Andrinople, Valens disposait au moins auprès de lui du comte des
domestiques de la pars occidentalis Richomer et du tribun Equitius chargé
de la cura palatii (Ammien, XXXI, 12, 15). Cf. aussi les membres du
collège d’officiers accompagnant le magister peditum Ursicin au milieu du
IVe s. : Ammien, XV, 5, 22, XVI, 10, 21, XVIII, 7, 6.
26
SYLVAIN JANNIARD
des commandants subalternes acquérait par contrecoup
une grande importance : le commandant en second devait
se placer en première ligne, en charge de l’ensemble des
fantassins du centre de l’ordre de bataille et le troisième
prenait position dans la cavalerie de l’aile gauche afin de
prévenir toute tentative de débordement adverse38.
L’emploi de l’infanterie légère
devant les lignes de bataille
Dans les opérations qui précèdent immédiatement le choc
des lignes, l’infanterie légère occupe une place importante
au point de faire espérer à certains généraux qu’elle leur
permette de clore l’engagement avant toute collision. D’un
point de vue théorique, Végèce offre les recommandations
les plus précises concernant l’emploi des fantassins légers.
Au livre III, 14, exposant son ordre de bataille, il suggère
que les archers et les javeliniers quittent leurs positions
dans les rangs avant le début du combat et, placés devant
les lignes, harcèlent de leurs traits l’armée adverse pour
atteindre deux objectifs : l’obliger à abandonner son ordonnancement initial en se portant en avant de façon précipitée
pour faire cesser les salves (prouocare) ou bien la mettre en
fuite (in fugam uertere)39. Le premier de ces objectifs est
bien illustré par l’image qu’Ammien donne de l’usurpateur
Procope se jetant avant le combat au devant des troupes
adverses au cours d’une tentative de ralliement, quasi
procursatione hostem lacessens (Ammien, XXVI, 7, 15).
Textes théoriques et récits historiographiques restent
toutefois peu précis sur les modalités de l’extraction puis
de la réintégration des fantassins légers dans les lignes.
Le procédé est en fait intimement lié à la question de
leur place dans les unités d’infanterie. Le chapitre 14 du
livre III de l’Epitoma rei militaris (quemadmodum acies
debeat ordinari ut in conflictu reddatur inuicta) indique
que l’infanterie légère – la leuis armatura – occupe les
38. Végèce, Mil., III, 18, 5-8. Nous retrouvons une position centrale
similaire pour l’hypostrategos dans les recommandations de Maurice
concernant la cavalerie (Strat., I, 4, II, 2 et 6, 11-14, III, 12) et une
même disposition du commandant de toute l’infanterie dans le meros
central (Strat., XII B, 17).
39. Végèce, Mil., III, 14, 11-12, Sciendum ergo est stantibus duobus primus
ordinibus tertium et quartum ordinem ad prouocandum cum missilibus et
sagittis primo loco semper exire. Qui si hostes in fugam uertere potuerint,
ipsi cum equitibus persequuntur ; sin uero ab hostibus pulsi fuerint, redeunt
ad primam ac secundam aciem et inter ipsos recipiunt se ad loca sua.
« Ainsi, il faut savoir qu’alors que les deux premières lignes se tiennent
immobiles, la troisième et la quatrième ligne commencent toujours par sortir
[de l’ordre de bataille] pour provoquer [l’adversaire] avec leurs traits et leurs
flèches. Si elles ont pu mettre les adversaires en fuite, elles les poursuivent
avec les cavaliers mais si elles ont été repoussées par les adversaires, elles
reviennent vers la première et la seconde ligne et retournent à leurs postes
[en passant] à travers celles-là. » L’antiqua legio faisait de même, cf. II, 17,
1-2. La recommandation se trouve déjà pour des contextes différents dans
Elien, Taktikê theoria, XVII, 1 et Arrien, Technê taktika, XV, 3-4.
An Tard , 16, 2008
troisième et quatrième lignes de l’ordre de bataille40. Ces
fantassins s’extraient de leurs lignes (exire) afin d’entamer
le harcèlement initial de l’adversaire, en préalable au
choc des deux acies, comme nous l’avons rappelé précédemment. S’ils sont repoussés ou échouent à mettre en fuite
la ligne adverse, ils retrouvent leur disposition originelle en
traversant les deux premiers rangs de fantassins lourds qui
n’ont pas bougé pendant cette phase du combat (redeunt
ad primam ac secundam aciem et inter ipsos recipiunt se
ad loca sua). Or, outre l’absence de confirmation par les
sources historiographiques, cette description souffre de
ne pas être compatible avec l’ordonnancement de l’infanterie lourde décrit dans le même chapitre. En effet, les
deux premières lignes lourdes semblent présenter un front
hermétique, ad uicem muri. Végèce ne semble donc pas
prévoir d’intervalles entre les subdivisions tactiques des
premiers rangs. L’espace dévolu à chaque soldat dans les
lignes, trois pieds ou environ 90 cm de front, n’autorise
pas non plus les ouvertures nécessaires au passage des
fantassins légers (III, 14, 6 et 15, 1).
Néanmoins, le retour de ces derniers au travers de leurs
camarades paraît s’imposer en raison de l’organisation de
l’infanterie légère dans les unités tardives. L’ordre de bataille
en 6 lignes du chapitre 14 du livre III de Végèce correspond
en fait au rangement en colonne d’un contubernium de
6 hommes41. Le calcul de la profondeur totale occupée
par les 6 rangs de l’ordre de bataille vient le confirmer :
Végèce arrive au chiffre de 42 pieds en multipliant la
distance réglementaire de 6 pieds entre chaque ligne (acies,
ordo) par le nombre d’hommes alignés – 6 – et en rajoutant
l’espace occupé par chaque soldat, évalué à un pied (III, 15,
4). L’ordre décrit aboutit ainsi à envisager une division de
chaque contubernium pour moitié entre fantassins lourds
(1er, 2e et 6e rangs) et légers (3e au 5e). Or, cela correspond
parfaitement aux prescriptions de l’Épitomé sur la nécessité
d’entraîner les recrues au maniement de tous types d’armes
de jet. C’est le propos des chapitres quatorze à dix-sept
du livre I : « On doit demander aussi à la recrue de lancer
contre ce poteau, comme s’il s’agissait d’un homme, un
pieu plus lourd que ne seront plus tard les vrais javelots. »
L’instructeur doit s’assurer de la force et de la précision du
tir. Au chapitre 15, nous trouvons qu’« environ un tiers ou
un quart des recrues, que l’on aura jugées les plus aptes,
40. Végèce, Mil., III, 14, 9-10, Tertius ordo disponitur de armaturis uelocissimis,
de sagittariis iuuenibus, de bonis iaculatoris, quos antea ferentarios
nominabant. Quartus item ordo construitur de scutatis expeditissimis,
de sagittariis iunioribus, de his qui alacriter uerutis uel mattiobarbulis,
quas plumbatas nominant, dimicant, qui dicebantur leuis armatura. « La
troisième ligne est composée des troupes les plus rapides, des jeunes archers
et des bons tireurs, qui étaient appelés autrefois ferentarii. La quatrième
ligne est formée des scutati les plus légers, des archers à peine recrutés, de
ceux qui lancent avec force les javelines et les dards qu’on appelle plombés,
ceux qu’on désigne comme l’infanterie légère. »
41. Contra E. L. Wheeler, The Legion as Phalanx in the Late Empire II, in
REMA, 1, 2004, p. 162 mais qui méconnaît le sens d’ordo chez Végèce
et élimine le calcul de Mil. III, 15, sans le rapprocher de III, 14.
An Tard , 1 6 , 2 0 0 8
VÉGÈCE ET LES TRANSFORMATIONS DE L’ART DE LA GUERRE AUX IVe ET Ve SIÈCLES APRÈS J.-C.
doit s’exercer toujours contre ces mêmes poteaux avec des
arcs de bois et des flèches d’exercice ». Cette mention est
particulièrement intéressante puisque dans les contubernia
alignés de l’ordre de bataille proposé par Végèce, jusqu’à
un tiers des hommes se trouvent être des archers. Suivent
deux chapitres sur la nécessité de l’entraînement des recrues
à la fronde et au jet de dards plombés42.
La solution pour rendre compte des mécanismes de
réintégration de l’infanterie légère contuberniale serait donc
de supposer qu’en III, 14, 8, Végèce aurait anticipé dans sa
présentation le resserrement de l’infanterie lourde. En effet,
les traités tactiques de langue grecque reconnaissent trois types
d’intervalles entre les fantassins. Le premier concerne l’ordre
« lâche », ajraiovtato , dans lequel les hommes et les rangs
sont séparés par une distance uniforme de six pieds (quatre
coudées, environs 178 cm). Dans l’ordre serré, puvknwsi ,
hommes et rangs sont séparés par une distance de trois pieds
(deux coudées, environ 89 cm). Cette formation est utilisée
pour donner l’assaut. Il existe enfin un ordre dense, puknovtato
ou sunavspismo , utilisé pour recevoir l’assaut, où hommes
et rangs sont séparés par une distance d’un pied et demi (une
coudée, environ 45 cm)43. Il est possible que les mouvements
d’extraction et de réintégration de l’infanterie légère se soient
bien effectués commisso bello, mais avec les deux rangs de
fantassins lourds encore en ordre « lâche » : l’adoption de la
puknôsis dans l’infanterie des premières lignes ne devait se
faire qu’avant le corps-à-corps (cum ad spathas et ad pila
uentum sit, III, 14, 13). Végèce aurait simplement anticipé de
peu, en raison de son importance, l’exposé de l’ordre serré
qui ne se réalisait sur le terrain qu’une fois la leuis armatura
retournée à son poste. Cette reconstruction est confirmée par le
texte plus tardif de Syrianus Magister qui prévoit, sous le nom
d’entaxis, que les fantassins légers puissent se placer dans les
intervalles laissés par l’infanterie lourde alors que cette dernière
n’a pas encore clos ses rangs44. Le resserrement (puknou`ntai)
de ces mêmes rangs juste avant l’assaut est aussi parfaitement
décrit dans le traité de l’empereur Maurice, bien qu’il le place
42. Végèce, Mil., I, 14, 1, Tiro […] hastilia quoque ponderis grauioris,
quam uera futura sunt iacula, aduersum illum palum tamquam
aduersum hominem iactare conpellitur. I, 15, 1, Sed prope tertia uel
quarta pars iuniorum, quae aptior potuerit reperiri, arcubus ligneis
sagittisque lusoriis illos ipsos exercenda est semper ad palos.
43. Asclépiodote, Takt., IV, 1-3 ; Onasandre, Strat., X, 2 (sans précision
chiffrée) ; Elien, Takt., XI, 2-5 ; Arrien, Takt., XI, 3-4, et Ektaxis, 15
et 26. Cf. E. L. Wheeler, The Legion as Phalanx, in Chiron, 9, 1979,
p. 308-309, mis à jour dans E. L. Wheeler, The Legion as Phalanx in
the Late Empire I, in Y. Le Bohec et C. Wolff (éds.), L’armée romaine
de Dioclétien à Valentinien Ier (Actes du troisième congrès de Lyon sur
l’armée romaine, 12-14 septembre 2002), Lyon, 2004, p. 329.
44. Syrianus, Strat., XXXI, 18-20, e[ntaxi ejsti;n o{tan e[ti ajpuvknou ou[sh
th` favlaggo eij ta; kena; aujth` diasthvmata a[ndra par∆ a[ndra
tou; yilou; tavtwmen, ouj sfendovnai crwmevnou ajll∆ ajkontivoi
kai; bevlesin. « On parle d’entaxis quand, la ligne encore en ordre lâche,
on place dans les intervalles disponibles, les uns derrière les autres, les
fantassins légers qui sont équipés de javelines et d’arcs, mais pas de
fronde ». Voir aussi XVI, 45-47. La forme entaxis est déjà attestée dans les
traités d’époque impériale, avec probablement la même validité prescriptive
que pour l’époque byzantine, cf. Arrien, Takt., XXVI, 6. Asclépiodote rend
la même disposition par le terme de parentaxis (VI, 1 et X, 1).
27
à deux ou trois portées de flèches de l’adversaire : à l’ordre
iunge, les files et les lignes se rapprochent les unes des autres
au point de faire se toucher les boucliers des premières lignes45.
L’intervalle initial de six pieds, joint à la familiarité qu’entretenaient les membres d’un même contubernium, ne devait pas
rendre impossible le retour des troupes légères à travers les
premiers rangs dans le système proposé par Végèce46.
Jusqu’à présent, il a été question de fantassins légers
provenant des corps mêmes qu’ils étaient censés précéder
dans la phase préliminaire du combat. La Notice des Dignités,
datée du début du Ve siècle, répertorie cependant des troupes
dont l’onomastique indiquerait une spécialisation dans des
opérations légères de ce type, en particulier des fantassins
exculcatores47. Il s’agit de trois auxilia palatins à disposition
du magister peditum praesentalis d’Occident et cantonnés en
Hispanie et en Italie à l’époque de l’ultime rédaction de la
partie occidentale de la Notice. Or, nous avons chez Végèce le
terme d’exculcator, qui est utilisé pour désigner les fantassins
légers, placés derrière les premières lignes et utilisés comme
tirailleurs en début de bataille48. Rien n’indique cependant
que les unités portant ce nom dans la Notice aient été, aux
IVe et Ve siècles, autre chose que des fantassins légers d’élite
polyvalents, employés peut-être d’une manière préférentielle
dans les manœuvres préalables à l’assaut. Ammien Marcellin,
quant à lui, utilise une fois le terme de procursatores pour
désigner les tirailleurs agissant devant les lignes avant la
bataille de Ctésiphon en 363 (XXIV, 6, 10). Il s’agit d’un
emploi fonctionnel générique, car nous ne connaissons aucune
unité portant ce qualificatif. L’action de harceler l’adversaire
avant le combat, rendue par le verbe procursare (XVIII, 8, 5,
XXXI, 7, 10) et le substantif qui en dérive procursatio (XXVI,
7, 15), explique l’emploi de procursatores pour désigner des
fantassins placés dans cette situation tactique. Le terme est
45. Maurice, Strat., XII B, 16, 20-25, Puknou`ntai h[toi sfivggontai, o{tan
wj ajpo; duvo hj\ triw`n saggitobovlwn th` tw`n ejcqrw`n paratavxew
givnetai hj paravtaxi kai; mevllei sumbavllein. Paraggevllei iougge.
Kai; puknouvmenoi sfivggontai pro; to;n mevson tovpon kata; bavqo kai;
mh` ko tosou` ton, i{na oij me;n e[mprosqen tetagmevnoi ejk plagivou eij ta;
bouvkoula ajllhvloi ejggivzousin, oij de; o[pisqen kata; nwvtou ajllhvloi
scedo;n cecovllhntai. « Ils [les fantassins] resserrent ou rapprochent
[leurs rangs] quand la formation arrive à environ deux ou trois portées de
flèche de la formation adverse et qu’elle s’apprête à donner l’assaut. Le
commandement est “rapprochez”. Se resserrant, ils se rapprochent du centre
[de la formation], tant en profondeur qu’en largeur, de sorte que ceux qui
sont placés devant se rejoignent latéralement jusqu’à [faire se toucher] leurs
boucliers et que ceux qui [sont placés] derrière s’agglutinent presque les
uns derrières les autres. » À leur arrivée sur le lieu de l’affrontement, les
troupes sont encore ejn ajraiotevrw/ diasthvmati (XII B, 11, 11). Cf. aussi I.
Syvänne, The Age of Hippotoxotai. Art of War in Roman Military Revival
and Disaster (491-636), Tampere, 2004, p. 201-202. En revanche, Wheeler,
The Legion as Phalanx [2004, I], cit. (n. 43), p. 325, ne voit en Végèce, Mil.,
III, 14, qu’une réminiscence républicaine anachronique.
46. Un épisode démontre que les intervalles destinés à laisser passer les
troupes vers l’arrière à travers les fantassins n’étaient toutefois pas prévus
pour la cavalerie : à Andrinople, en 378 apr. J.-C., les scholes palatines des
Scutarii et des Scutarii sagittarii outrepassent leur mission de harcèlement
initial. Elles sont repoussées sur la ligne principale d’infanterie dont elles
bouleversent l’ordonnancement (Ammien, XXXI, 12, 16).
47. ND Oc. V, 173 = VII, 20 ; V, 175 = VII, 122 ; V, 207.
48. Végèce, Mil., II, 15, 6 et 17, 1.
28
An Tard , 16, 2008
SYLVAIN JANNIARD
cependant plus souvent utilisé pour qualifier des partis de
reconnaissance, montés ou non. Il est possible qu’Ammien ait
cherché à différencier dans son récit les tirailleurs organiques,
pour l’action desquels il emploierait procursare et procursatio, et les unités spécifiquement affectées à cette tâche pour
la durée d’un combat, qu’il appellerait procursatores. Dans
le cas d’emploi d’unités entières à cette fin, leur réintégration
dans l’ordre de bataille devait se faire par les intervalles
laissés entre l’acies principale et les flancs-gardes.
Les modes d’extraction et de réintégration de l’infanterie
légère dans les phases préliminaires du combat dépendaient
donc de l’organisation même des unités et de l’ordre de bataille.
L’ordre dense des IVe et Ve s., où ne comptait plus que la ligne,
autorisait une spécialisation contuberniale ou bien le recours
à des unités séparées affectées au harcèlement, obligées de
coordonner leur action avec l’acies principale.
La volée initiale
L’engagement débute ensuite par une ou plusieurs volées
de traits qu’Ammien rend par le verbe prae-/propilare et ses
dérivés49. Bien que les sources narratives ne le précisent pas,
elles sont le fait des rangs d’archers et de javeliniers qui ont
repris leur place derrière les premières lignes de l’infanterie
lourde. Leur disposition en retrait demeurerait incompréhensible si l’on ne supposait qu’avant de servir de rangs de
réserve, ces hommes aient fait usage de leurs armes de jet
contre l’adversaire dans les derniers mètres de sa progression.
Une telle pratique se déduit tout particulièrement de la
composition des rangs 3 à 5 de l’ordre de bataille végétien et
trouve un développement explicite dans les traités théoriques
de Syrianus et de Maurice qui prévoient la possibilité pour
l’infanterie légère de tirer par-dessus les premières lignes
en adoptant un angle plus grand50. Elle rend compte aussi
de l’espace très important laissé par Végèce entre les lignes
de son ordre de bataille (6 pieds ou environ 1,77 m), recommandation surtout valable pour les lignes postérieures, afin
que les tireurs disposent de l’élan nécessaire51. Si Onasandre
au Ier siècle déconseillait fermement ce type de tirs et
d’emploi de l’infanterie légère, en conformité avec ce que
nous pouvons connaître des modes de combat de l’armée
du Haut-Empire, en revanche, dès le début du IIe siècle, ils
étaient tous deux vivement conseillés par Arrien à la fois
dans son traité théorique et dans l’application pratique que
constitue l’Ektaxis kat’Alanôn. Cet ordre de bataille contre
les cavaliers lourds alains, repose, tant aux ailes qu’au centre,
sur la complémentarité entre la protection offerte par l’infanterie lourde en première ligne et les salves des javeliniers et
des archers, y compris montés, derrière elle52. La disposition
paraît s’imposer et perdurer comme norme de la seconde
moitié du IIe siècle au plus tôt jusqu’au VIe siècle au moins.
Les volées peuvent aussi provenir des premières lignes de
l’infanterie lourde. Nous trouvons, en effet, dans le livre III
de l’Epitomé, le souci de maintenir une forme de polyvalence dans les premières lignes d’infanterie : la seconde ligne
de l’ordre de bataille « contemporain » est ainsi formée de
fantassins cuirassés mais pourvus d’arcs et de javelots53.
Le traité de Syrianus Magister offre pour le VIe siècle un
parallèle à l’ordre composite des premiers rangs de Végèce.
Au chapitre consacré à la manière de faire face à un assaut
de cavalerie, Syrianus prévoit que les fantassins des deux
premières lignes d’infanterie soient équipés à la fois d’une
lance et d’un arc, dont ils doivent faire usage en premier
afin de briser l’élan des cavaliers adverses avant de passer
à l’assaut en ayant repris leur armes d’hast54. Végèce attend
certainement que ses premiers rangs se comportent de la
sorte face à l’assaut. Cette prescription révèle l’importance
prêtée « à la puissance de feu » dans l’armée romaine des
IVe et Ve siècles ainsi que la nature de la menace principale
aux yeux de Végèce : les charges massives de cavalerie et
d’infanterie des gentes externae. L’auteur annonce le mode
de fonctionnement ordinaire de l’infanterie polyvalente des
premières lignes dans l’armée protobyzantine.
L’ordre paraphalangique55
Végèce compare l’ordonnancement des premières
lignes d’infanterie dont il est le contemporain à la densité
49. Ammien, XVI, 12, 36 (praepilabantur missilia), XXIV, 6, 10 (pro/
praepilatis missilibus mais il s’agit ici de tirailleurs), XXVII, 1, 3,
XXIX, 5, 12, XXIX, 5, 25, XXXI, 10, 8, XXXI, 13, 1 ; Panégyriques
latins, XII (2), 35, 4.
50. Cf. Syrianus, Strat., XXXV, 29-31, o[tan de; plagiva kai; ptenhv, kat’ oujran
dia; to; ta; bevlh kai; tou livqou propivptonta tou` metwvpou th` favlaggo
fqavnein te kai; traumativzein kai; kataplhvttein tou; polemivou .
« Lorsque [la formation est] allongée et peu profonde, [les fantassins légers
peuvent être placés] à l’arrière puisque leurs tirs de flèches et de balles [de
fronde] tomberont devant le front de la formation et frapperont et blesseront
les adversaires. » Cf. aussi XVI, 45-47, et Maurice, Strat., XII B, 16, 43.
Plus généralement, sur la disposition et l’utilité des fantassins légers derrière
l’infanterie lourde, cf. Syrianus, Strat., XXXI, 20-21, XXXII, 33-35
(epitaxis) ; Maurice, Strat., XII B, 12, 3-9, 12-17, et déjà Asclépiodote, Takt.,
VI, 1 et X, 1 (hypotaxis) ; Arrien, Takt., XIII, 2 (to; polu; de; kai; katovpin tw`n
ojplitw`n ijstavmenoi wjfelo`usin) et XV, 5.
51. Végèce, Mil., III, 14, 7 et 15, 3-4.
52. Onasandre, Strat., XVII ; Arrien, Takt., XIII, 2 et XV, 5 ; Ektaxis, 1214, 18, 21, 25-26.
53. Végèce, Mil., III, 14, 5 : Instructionis lex est […] in secundo ordine
circumdati catafractis sagittarii et optimi milites cum spiculis uel
lanceis ordinentur.
54. Syrianus, Strat., XXXVI, 4-8, 14-20. Nous trouvons exposé un conseil
similaire, avec moins de précisions toutefois, dans Maurice, Strat., XII B,
16, 43-46. Syrianus se sépare à la fois de Végèce et de Maurice car le vecteur
des projectiles se trouve être chez lui l’arc, mais l’objectif reste dans les
trois cas le même, l’archerie demandant toutefois un effort de planification
tactique plus important.
55. J’appelle de ce nom un ordonnancement des lignes de bataille de l’infanterie
romaine, devenu dominant à l’époque tardive et dont les principales
caractéristiques sont les suivantes : la coordination entre la protection de
l’infanterie lourde et les tirs postérieurs de l’infanterie légère, produit de
An Tard , 1 6 , 2 0 0 8
VÉGÈCE ET LES TRANSFORMATIONS DE L’ART DE LA GUERRE AUX IVe ET Ve SIÈCLES APRÈS J.-C.
29
d’un mur (III, 14, 8)56. Derrière ce premier groupe formé
des deux premiers rangs de fantassins lourds, nous trouvons
une deuxième classe de troupes qui rassemble les troisième,
quatrième et cinquième rangs. Ceux-ci sont caractérisés
par la présence de tous types d’armes de jet : arcs, dards,
javelots et machines de guerre. L’infanterie légère forme
les troisième et quatrième rangs dont la composition est
précisée : nous y trouvons respectivement des armaturae,
des archers et des javeliniers puis des scutati, des archers et
des lanceurs de veruta ou de dards plombés (plumbata). Le
cinquième rang regroupe deux catégories de balistes, des
frondeurs et des javeliniers moins expérimentés dépourvus
de boucliers57. Le dernier groupe est formé par le sixième
et dernier rang. Il s’agit à nouveau de fantassins lourds qui
fonctionnent comme une première réserve58. Cette disposition des lignes, caractérisée par un rangement en première
ligne de l’infanterie lourde chargée de recevoir ou de donner
l’assaut et de l’infanterie légère pourvue d’armes de jet dans
les lignes postérieures, présente de fortes similitudes avec
des formations tactiques attestées dans un large éventail de
sources littéraires, depuis le IIe jusqu’au VIe siècle59.
Les principaux éléments qui permettent de distinguer
ces formations denses entre elles se révèlent être l’espacement entre les files et les lignes, la densité de la couverture
de boucliers et enfin l’usage des armes dans les premières
lignes « lourdes ». En ce qui concerne le premier critère,
nous avons déjà vu que les tacticiens grecs, suivis par leurs
homologues romains, reconnaissaient trois types d’intervalles dans l’infanterie. Seuls les deux derniers, utilisés pour
l’assaut, nous intéressent ici : dans l’ordre serré, puvknwsi ,
lignes et rangs sont séparés par une distance de trois pieds
(deux coudées), soit environ 90 cm. Il existe aussi un ordre
dense, puknovtato ou sunaspismov où lignes et rangs sont
séparés par une distance d’un pied et demi (une coudée),
soit environ 45 cm60. Végèce décrit un ordre de bataille
dans lequel chaque soldat occupe trois pieds de front,
c’est-à-dire l’intervalle de la puknôsis, sans jour entre les
hommes. En profondeur, les rangs sont séparés cependant
par six pieds, soit à peu près cent quatre-vingt centimètres.
Nous reviendrons sur les raisons de cet écart entre l’auteur
et ses prédécesseurs grecs61.
Lorsque la ligne romaine attend l’assaut de l’infanterie
adverse, sa première tâche consiste à passer de l’ordre
lâche à l’ordre dense en réduisant les intervalles entre les
rangs et les files selon une procédure dont l’illustration la
plus pertinente est fournie par le Strategikon de Maurice62.
Le resserrement s’effectue en premier lieu dans chaque
file : les soldats placés de part et d’autre de l’hémilochite
se rapprochent de lui à l’instigation du lochagos et de
l’ouragos, donnant l’image d’un mouvement de presse (oij
de; o[pisqen kata; nwvtou ajllhvloi scedo;n cecovllhntai).
Dans un second temps, les files se déplacent latéralement
vers le centre de la formation, ou omphalos dans la tradition
tactique grecque (e.g. Asclépiodote, Takt., II, 6), identifié
par la position d’un officier supérieur et/ou d’un étendard.
Le mouvement cesse lorsque les boucliers se touchent (oij
me;n e[prosqen tetagmevnoi ejk plagivou eij ta; bouvkoula
ajllhvloi ejggivzousin)63. C’est ce second mouvement qui
est rendu dans les sources historiographiques latines par
les expressions firmatis/ densetis/ confertis lateribus64.
Maurice recommande d’effectuer le resserrement lorsque
l’adversaire est encore à deux ou trois portées de flèche (400-
la diversification de l’armement à l’intérieur même des unités ; un ordre
serré (sunaspismos) où l’usage du mur de boucliers s’accompagne de la
nécessité de disposer de lances d’arrêt ; l’utilisation différenciée des armes à
l’intérieur même des rangs de fantassins lourds ; l’attention extrême prêtée à
la cohésion des lignes et aux postes à tenir dans les subdivisions tactiques ;
la disposition des meilleures troupes en tête de file et en serre-file.
56. Métaphore identique chez Ammien, XVI, 12, 20 (les soldats de la
première ligne à la bataille de Strasbourg uelut insolubili muro fundatis).
Cf. aussi Ammien, XVI, 12, 49 (instar turrium).
57. Mil., III, 14, 13. In quinta acie ponebantur interdum carroballistae
et manuballistarii fundibulatores funditores. […]. 16. Quibus scuta
deerant, siue lapidibus manu iactis siue missibilibus in hoc ordine
dimicabant, quos accensos tamquam iuniores et postea additos
nominabant. Le texte des paragraphes 9-10 est donné à la n. 40.
58. III, 14, 16, Sextus post ordo omnes a firmissimis et scutatis et omni genere
armorum munitis bellatoribus tenebatur […]. 17. Hi, ut requieti et integri
acrius inuaderent hostes, post ultimas acies sedere consueuerant. Si quid
enim primis ordinibus accidisset, de horum uiribus reparationis spes tota
pendebat. Pour la disposition de l’infanterie légère derrière l’infanterie
lourde encore au VIe s., cf. n. 50.
59. À commencer par l’Ektaxis kat’ Alanôn d’Arrien (Ektaxis, 12-14 [ailes du
dispositif], 16-18 [centre]), mais aussi le rangement des armées de Sévère
et Niger à Issos en 194 (Dion Cassius, LXXV, 7, 2 [Niger] et 4 [sévériens],
et la disposition des troupes de Narsès à Casilinum en 554 (Agathias, II,
8, 4-5 et 9, 10). Plus particulièrement, pour l’étude qui nous intéresse ici,
cf. le déploiement de son infanterie par Constance II à la bataille de Mursa
en 351 (Julien, Discours, III [II], 57, c-d), et aussi l’ordre de bataille très
général donné par Ammien en XIV, 6, 17, […] rectores primo cateruas
densas opponunt […] deinde leues armaturas, post iaculatores ultimasque
subsidiales acies.
60. Dans la littérature technique grecque, le resserrement peut ne concerner
que la longueur ou la profondeur selon les besoins.
61. Végèce, Mil., III, 14, 6-7, Singuli autem armati in directum ternos pedes
inter se occupare consueuerunt […] ut nec acies interluceat et spatium
sit arma tractandi ; inter ordinem autem et ordinem a tergo in latum sex
pedes distare uoluerunt ; III, 15, 1, propterea quia singuli pugnatores
ternos occupant pedes. […] 3, Senos pedes a tergo inter singulas acies
in latum diximus interpatere debere, et ipsi bellatores stantes singulos
obtinent pedes.
62. Le texte est cité et traduit n. 45. Les Taktica font exécuter un
mouvement inverse : rapprochement vers le centre puis densification
par file, cf. Asclépiodote, Takt., XII, 9.
63. Dans le lemme eij ta; bouvkoula de Maurice, le terme de boukoula
ne renvoie pas à l’umbo du bouclier. Il est impossible en effet que le
rapprochement des hommes des lignes ait abouti à faire se toucher les
umbones de leurs boucliers respectifs. Dans les sources tardives par
ailleurs, buccula a le sens de protège-joues (CTh, X, 22, 1, Histoire
Auguste, Vie des deux Maximins, XXIX, 8-9). Vitruve, De l’architecture,
X, 10, 3, en fait un emploi technique pour désigner les tringles qui, de part
et d’autre du tiroir pour le projectile, forment la glissière du scorpion. On
serait donc plutôt tenté de garder l’idée de l’enserrement, ce qui, appliqué
à un bouclier, ne peut que renvoyer au renfort métallique ou organique
qui cercle le tablier central, contra T. Kolias, Byzantinische Waffen :
ein Beitrag zur byzantinischen Waffenkunde von den Anfängen bis zur
lateinischen Eroberung, Vienne, 1988, p. 100, et I. Syvänne, cit. (n. 45),
p. 202-203, n. 1.
64. Ammien, XVI, 2, 6 (entre Auxerre et Troyes, 357) ; XXIX, 5, 48
(région d’Auzia, 374) ; XXXI, 8, 10 (Dibaltum, 377). Il est possible
que ces différents termes aient renvoyé à des formes distinctes de
rapprochement par déplacement ou doublement des lignes et des files.
30
An Tard , 16, 2008
SYLVAIN JANNIARD
700 m). La précocité de l’action s’explique certainement
ici par le nombre élevé de soldats par file, jusqu’à vingt,
ce qui augmentait le temps nécessaire à l’accomplissement
de mouvements collectifs. En revanche, au IVe siècle, le
resserrement semble s’accomplir en préalable immédiat aux
échanges initiaux de traits et au choc comme l’attestent à la
fois les recommandations de Végèce et le récit d’Ammien
Marcellin, les files de six qui paraissent être la règle à cette
époque étant moins lentes à se mouvoir65.
Le choix d’un ordre dense rend aussi compte de la
pratique de la poussée dans les lignes romaines tardives,
au moins à partir du IVe siècle Ainsi dans le livre III, à
la fois descriptif et prescriptif, de son ouvrage, Végèce
recommande-t-il pour rompre l’oisiveté des troupes en
garnison un exercice particulier, omis dans les chapitres du
livre I consacrés à l’entraînement des recrues. Les participants sont divisés en deux groupes armés de boucliers : le
premier occupe solidement une position et doit empêcher le
second de l’en déloger. L’objectif de l’exercice constituait
sans aucun doute un entraînement à la poussée coordonnée
ligne contre ligne66. On se condamne à ne pas comprendre
non plus l’importance des rangs postérieurs si l’on évacue
trop rapidement la possibilité d’une poussée des boucliers.
La plupart des commentateurs estime que la profondeur des
rangs par manipule aux IIe-IIIe siècles aurait été de 8 hommes,
soit un contubernium en file67. Dans le seul ordre de bataille
précis que nous ayons conservé pour cette époque, l’Ektaxis
d’Arrien, la profondeur est obtenue par le rangement l’une
derrière l’autre des deux centuries du manipule, chacune
déployée indépendamment par file de quatre hommes (un demi
contubernium)68. Or, cette disposition était exceptionnelle :
d’ordinaire les deux centuries manipulaires combattaient
côte à côte, comme vient encore de le montrer M. P. Speidel
à partir du réexamen de leurs symboles épigraphiques69. Il
paraît donc prudent de supposer, faute de documentation plus
65. Végèce, Mil., III, 14, 13 ; Ammien XVI, 12, 37, XXVIII, 5, 6, XXXI,
7, 12-13.
66. Végèce, Mil., III, 4, 5, […] occupare aliquem locum et, ne a contubernalis
detrudantur scutis, inuicem obuiantibus niti. L’exercice semble avoir été
emprunté à Onasandre, Strat., X, 4 qui dans le même contexte d’une
armée démobilisée propose toutefois un entraînement un peu différent :
la position y est une butte ou une colline et les soldats sont équipés de
bâtons en plus de boucliers. Sur le passage, cf. P. Rance, Simulacra
Pugnae : The Literary and Historical Tradition of Mock Battles in the
Roman and Early Byzantine Army, in GRBS, 41, 2000, p. 240-243, 245
(influence sur Végèce). Pour l’utilisation probable d’Onasandre par
Végèce, cf. S. Janniard, Les formations tactiques en éperon et en tenaille
dans l’armée romaine, in MEFRA, 116/2, 2004, p. 1024-1025, 1028.
67. M. P. Speidel, The Framework of an Imperial Legion, in R. Brewer
(éd.), The Second Augustan Legion and the Roman Military Machine,
Cardiff, 2002, p. 132-134 ; Wheeler, The Legion as Phalanx [2004, II],
cit. (n. 41), p. 162-163 ; contra A. K. Goldsworthy, The Roman Army at
War, 100 BC-AD 200, Oxford, 1996, p. 180-181.
68. Arrien, Ektaxis kat’Alanôn, 12-24. Une reconstruction différente est
proposée par E. L. Wheeler, The Legion as Phalanx [1979], cit. (n. 43),
p. 311-313, mis à jour dans Wheeler, The Legion as Phalanx [2004, II],
cit. (n. 41), p. 164-165.
69. Centurial Signs and the Battle Order of the Legions, in ZPE, 154,
2005, p. 286-292.
explicite, que le rangement standard du manipule reposait sur
une profondeur de 4 hommes par ligne de bataille. Or, à la fin
du IVe siècle, le déploiement préconisé par Végèce est déjà de
six hommes par ligne ; quant aux traités protobyzantins de
Syrianus et de Maurice, ils proposent des profondeurs allant
d’un minimum de 4 et 5 hommes jusqu’à 3270. Précisément,
Maurice donne comme explication à cette accumulation non
seulement l’assistance matérielle que sont à même d’apporter
à la première ligne les piquiers et les archers placés au-delà
du 4e rang, mais surtout l’importance des rangs postérieurs
pour l’othismos (la poussée)71. On ne pourrait non plus
comprendre la mention de soldats écrasés par le choc lors
de la bataille d’Acimincum en 359, s’il n’y avait eu poussée
contraire des deux lignes (quos impetus conculcauerat
uehemens, Ammien, XIX, 11, 15). À Marcianopolis en 377,
les Tervinges de Fritigern pratiquent aussi, conjointement,
poussée et escrime à l’arme de poing, très certainement en
réponse aux modes de combat des troupes de Lupicinus
(parmas oppositis corporibus inlidendo, Ammien, XXXI,
5, 9). L’adoption d’un large bouclier circulaire, en sus de
permettre la composition de murs de protection en puknôsis
et en sunaspismos et d’offrir une plus grande surface de
déflexion, constituait aussi un indice du retour de l’othismos
dans les modes de combat romain, inconcevable avec les
scuta rectangulaires précédemment employés.
Le mécanisme du combat en ligne
La bataille rangée d’infanterie prenait ainsi la forme
d’une alternance dans l’espace et le temps de poussées et
d’escrime à l’épée, la durée et la répartition de chacune des
phases dépendant des conditions des lignes en présence en
termes de qualité des hommes et des matériels, d’effectif
et de fatigue. Ce dernier facteur était crucial puisque les
combattants devaient produire un effort physique intense
dans des conditions extrêmes de stress, alourdis par un
équipement accablant dont le port pouvait devenir encore
plus incommode par la faute des variables atmosphériques
70. Végèce, Mil., III, 14, 5-16 (six), Syrianus Magister, Strat., XVI, 31-53
(plus de huit), Maurice, Strat., XII A, 7, 14-15, 17-18 (cinq ou dix), XII B
8, 20-22 (seize), 9, 11-41 (seize en deux demi files de huit), 11, 12-13
(seize), 12, 3-8 (cinq ou vingt), 16, 8-16, 57-65, 97-105 (quatre, huit, seize,
exceptionnellement trente-deux), 17, 24-33, 36-40 (quatre, huit, seize).
71. Maurice, Strat., II, 6, 5-15, part. 5-9. Maurice expose ici les raisons qui
rendent inutile, à la différence de ce qui se produit dans l’infanterie, une trop
grande profondeur dans les unités combattantes de cavalerie. Il emprunte
une partie de son argumentaire – les chevaux ne peuvent exercer de poussée
vers l’avant – à Arrien, Takt., XVI, 13-14. Toutefois, les différences entre les
deux textes – Maurice précise l’usage de leurs armes par les rangs postérieurs
tandis qu’Arrien insiste sur l’incapacité des cavaliers à former un corps
compact agissant collectivement – montrent bien que le traité protobyzantin
ne se résumait pas à une fidélité acritique au passé macédonien mais
composait avec les réalités tactiques de son temps. Cf. aussi Strat., XII B,
17, 43-44 (les serre-files doivent pousser les hommes devant eux, comme
dans la phalange macédonienne d’Asclépiodote, Takt., III, 6 et V, 2).
An Tard , 1 6 , 2 0 0 8
VÉGÈCE ET LES TRANSFORMATIONS DE L’ART DE LA GUERRE AUX IVe ET Ve SIÈCLES APRÈS J.-C.
(chaleur72, vent, pluie) et topographiques (pente, accidents
du terrain). La durée effective pendant laquelle le fantassin
pouvait produire cet effort est diversement appréciée.
Adrian Goldsworthy pense, pour la fin de la République
et le Haut-Empire, qu’elle n’excédait pas vingt minutes73.
Toutefois, cette estimation, empruntée à Clausewitz et
Fuller, me semble surtout correspondre aux conditions
du combat aux XIXe et XXe siècles : or, celles-ci différaient
nettement de l’environnement tactique dans lequel évoluait
l’infanterie romaine tant en terme d’agressions sonores et
visuelles, de nombre des facteurs anxiogènes (en particulier
la puissance et les modalités de destruction des armes) que
de possibilités de retrait de la mêlée qui n’existaient pas dans
l’Antiquité tardive74. Ces éléments devaient réduire drastiquement la capacité des fantassins modernes à supporter
le feu. Une expérience menée par Victor Hanson avec ses
étudiants pour les modes de combat grecs a montré en
revanche qu’en saison chaude, un jeune homme équipé de
la panoplie hoplitique arrivait à épuisement au bout d’une
demi-heure de simulation d’affrontement75. La similitude
dans l’encombrement de l’équipement, environ 30 kg,
permet d’adopter un tel ordre de durée, pondéré par le fait
que le fantassin romain était, lui, un professionnel entraîné
et que placé dans des conditions réelles de combat sa
capacité à maintenir le plus longtemps l’effort physique
constituait un élément non négligeable de sa survie76. On
comprend mieux ainsi l’annotation de Végèce sur la durée
moyenne des batailles, entre deux et trois heures depuis le
rangement des troupes jusqu’à la curée77.
Il va de soi cependant que l’effort physique et psychologique de la poussée ou de l’escrime ne pouvait être prolongé
72. Exposée à un fort ensoleillement (800 W/m²) et à une température extérieure
de 25° C, la température d’une armure de métal peut s’élever à 60° C (la
douleur est ressentie à 46° C) : B. Lawton, The Early History of Mechanical
Engineering (Various and Ingenious Machines). 2. Manufacturing and
Weapons Technology, Leyde-Boston, 2004, p. 1243. Sur les effets des
éléments sur les troupes, cf. Végèce, Mil., III, 14, 1-3 (soleil, vent, poussière)
et Maurice, Strat., XII B, 23, 32-33 (chaleur).
73. A. Goldsworthy, The roman Army, cit. (n. 67), p. 224. On écartera
comme non pertinente la durée de 2 à 3 minutes proposée par
I. Syvänne, cit (n. 45), p. 271. R. A. Gabriel et K. S. Metz, From Sumer
to Rome. The Military Capabilities of Ancient Armies, New York, 1991,
p. 83, optent pour une durée maximale de trente minutes, réduite dans
la pratique à quinze.
74. D’un avis opposé, contre les faits, P. Sabin, The Face of Roman Battle,
in JRS, 90, 2000, p. 4.
75. V. D. Hanson, The Western way of war: infantry battle in Classical
Greece, Londres, 1989, p. 56. Dans le corps du texte, p. 153 et 191,
l’auteur ne reprend toutefois pas les conclusions de son expérience et
préfère à juste titre proposer une durée d’environ une heure.
76. Entre le IIIe et le VIe s., le poids de l’équipement d’un fantassin lourd se
décomposait de la façon suivante : environ 4 kg pour le casque, 10 kg pour
la cotte de maille courte, 9 kg pour le bouclier, 2 kg pour la lance, 1 kg
pour la spatha auxquels s’ajoutaient la tunique de protection en cuir, les
éléments de suspension, parfois les jambières, la dague et les armes de jet.
En conséquence, la pratique romaine consistait à entraîner les troupes à
l’escrime avec des boucliers et des spathes deux fois plus lourds que les
armes réelles, cf. Végèce, Mil., I, 11, 1-3 et 12, 4.
77. Végèce, Mil., III, 9, 2. Les durées de bataille exceptionnelles trouvent
leur explication dans des motifs tactiques particuliers (manœuvre,
dilation, taille des armées en présence).
31
au-delà de 30 à 60 minutes, ce qui pose la question du
remplacement des combattants de première ligne. Dans la
phalange macédonienne, il était prévu qu’en cas de neutralisation du chef de file, le soldat derrière lui le remplaçât
en occupant son poste (Asclépiodote, Takt., III, 6, Arrien,
Takt., XII, 4)78. Cette possibilité est reprise pour le VIe s. par
le traité tactique de Syrianus Magister (XV, 94-97). Il ne
semble toutefois pas que la substitution ait été réitérable
étant donné que, dans la majeure partie des cas, seules les
deux premières lignes portaient un équipement défensif
complet indispensable à la sécurité du combattant lors de
l’escrime79. Un tel remplacement pouvait difficilement être
demandé volontairement par le chef de file au cours de la
mêlée : on imagine mal comment il aurait eu le loisir de
communiquer son souhait d’être remplacé, ni de quelle
façon il aurait trouvé le temps et l’espace pour procéder
sans risque au changement de poste.
Il paraît en revanche plus probable que les unités en
difficulté des premières lignes aient reçu un soutien d’autres
troupes moins engagées et voisines – dans le cas où la première
ligne romaine n’aurait pas adopté une formation paraphalangique complète mais plutôt une disposition espacée – ou bien
des lignes postérieures placées en renfort lorsqu’il y en avait.
C’est ce qui semble se produire à la bataille de Strasbourg
en 357 avec le secours des auxilia des Bataui et des Reges à
leurs camarades des Cornuti et des Bracchiati, et lors de la
bataille d’Ad Salices en 37880. Une autre façon de soulager
temporairement les combattants de première ligne consistait
certainement à profiter des intervalles entre deux charges
adverses, lorsque l’ennemi était rangé sur plusieurs lignes
et comptait mener plusieurs assauts : entre deux chocs, il
est probable que les officiers subalternes procédaient dans
leurs unités à la remise en ordre des rangs, à l’évacuation
des blessés et au remplacement des lochagoi incapables de
continuer le combat. Nous ne disposons en revanche pour
la période étudiée d’aucun témoignage de manœuvre pour
substituer à des troupes qui auraient été engagées d’autres
plus fraîches venues des lignes postérieures, à l’inverse de
ce qui pouvait se produire à l’époque républicaine81. À la
bataille de Strasbourg, au moins trois assauts alamans sont
attestés contre la première ligne du César Julien, rapportés
successivement par Ammien Marcellin aux paragraphes 37,
42 et 49 (XVI, 12). Nous ne disposons pour l’affrontement
78. Cf. aussi pour l’armée républicaine, Appien, Guerres civiles, IV, 128
(seconde bataille de Philippes).
79. Végèce, Mil. III, 14, 8 (armement lourd sans précision), Syrianus,
Strat., XVI, 3-30, 49-52, 54-58 (casque, cuirasse, bouclier, jambières
dans les deux premières lignes, dans la dernière et pour les lignes qui
ferment les flancs), Maurice, Strat., XII B, 4 (casque, cuirasse, bouclier
dans les deux premières lignes), et déjà Végèce, Mil., I, 20, 11-13, II, 15,
4-6 (antiqua ordinatio legionis : casque, cuirasse, bouclier, jambières
dans les deux premières lignes).
80. Strasbourg : Ammien, XVI, 12, 43-45 ; M. Nicasie, cit. (n. 1), p. 224225, 228 ; contra, à tort, I. Syvänne, cit. (n. 45), p. 458-460. Ad Salices :
Ammien XXXI, 7, 12.
81. Tite Live, VIII, 10, 2, XXVII, 2, 7 et 12, 14, XXX, 18, 8-9.
32
SYLVAIN JANNIARD
d’aucun témoignage d’une remise en ordre à chaud des lignes
d’infanterie. En revanche, nous savons que cette action se
produisit pour les cataphractaires de l’aile droite alors qu’ils
allaient être, s’ils ne l’avaient même déjà été, engagés par les
Alamans82. Nous pouvons conserver l’hypothèse que l’infanterie avait mis en place des procédés identiques.
Une reconstruction différente des mécanismes du
combat dans l’infanterie romaine, il est vrai surtout pour la
République et le Haut-Empire, a été proposée récemment et
concurremment par Adrian Goldsworthy et Philip Sabin83.
Afin de concilier la longue durée des batailles, la faiblesse
des pertes du vainqueur et la possibilité de remplacement
des premières lignes au cours de l’affrontement, les deux
auteurs ont proposé de résumer les engagements d’infanterie à une série d’assauts rapides et brutaux entrecoupés
de longues pauses au cours desquelles les deux lignes,
face à face et retirées à peu de distance l’une de l’autre, se
seraient mutuellement arrosé de traits et d’insultes. Loin de
résoudre les difficultés auxquelles elle prétendait répondre,
cette reconstruction soulève au contraire des objections
méthodologiques et techniques telles qu’elles en rendent la
valeur scientifique quasi nulle. La difficulté sur laquelle je
souhaite m’arrêter dans le cadre de cette étude, réservant
une critique plus complète pour un autre travail, réside dans
l’activité des fantassins au cours des pauses.
Si l’on accepte la reconstruction proposée par Sabin, la
première ligne d’infanterie lourde aurait dû disposer de suffisamment d’armes de jet pour ne pas manquer de munitions
lors des interruptions dans le combat. Or, l’auteur n’indique
jamais la provenance de ces armes, pas plus qu’il ne semble
considérer leur usage comme très efficace. Or, nous avons vu
précédemment que, si entre le IIIe et le VIe siècle la première
ligne d’infanterie était théoriquement polyvalente, en
revanche seule une partie des fantassins qui s’y trouvaient
82. Ammien, XVI, 12, 36 […Germani] telaque dexteris explicantes,
inuolauere nostrorum equitum turmas […]. 38 [les cataphractaires
tournent bride car] dum ordinum restituitur series, cataphracti equites,
uiso rectore suo leuiter uulnerato […] dilapsi qua quisque poterat. Le
lemme dum ordinum restituitur series semble renvoyer logiquement
aux cataphractaires mais il n’est pas impossible qu’il constitue le
témoignage d’une remise en ordre générale de toutes les lignes romaines
après le premier assaut narré en 37.
83. Cf. P. Sabin, The mechanics of battle in the Second Punic War, in T. Cornell,
B. Rankov et P. Sabin (éds.), The Second Punic War, A Reappraisal,
Londres, 1996, p 70-73, P. Sabin, cit. (n. 74), p. 4-8, 14-17, A. Goldsworthy,
cit. (n. 67), p. 224, 227, dont les résultats sont acceptés pour l’époque
mésobyzantine par I. Syvänne, cit. (n. 45), p. 260, 267, et qui semblent être
devenus la vulgate dans l’historiographie anglo-saxonne, cf. B. Campbell,
War and Society in Imperial Rome. 31 BC- AD 284, Londres-New
York, 2002, p. 60. Des réserves justifiées sur cette reconstruction ont été
émises par E. L. Wheeler, Battles and Frontier, in JRA, 11, 1998, p. 648,
et plus globalement sur les méthodes de Sabin et de Goldsworthy dans
E. L. Wheeler, Firepower: Missile Weapons and the « Face of Battle », in
Electrum, 5, 2001, p. 170-174. Ils ne font que reprendre avec de légères
variations un modèle du combat romain déjà proposé par J. Kromayer au
début du XXe s. (cf. Hermès, 35, 1900, p. 241-253), déjà vivement réfuté
par H. Delbrück dans le premier volume de sa Geschichte der Kriegskunst
im Rahmen der Politischen Geschichte, p. 406-409 (trad. Renfroe, LincolnLondres, 1990).
An Tard , 16, 2008
était à même de décharger ses traits en préalable immédiat
au choc. On peut légitimement douter qu’une fois l’escrime
à la lance ou à l’épée entamée, il ait été possible pour le
fantassin lourd (ou armatus)84 de tenir très longtemps dans
la main gauche à la fois l’unique poignée de préhension
de son bouclier et un nombre important de javelines. Par
ailleurs, on ne peut qu’être étonné de l’évidente contradiction entre la faible dangerosité supposée de ces pauses
avec l’idée d’un face à face rapproché entre les lignes : si les
fantassins des premières lignes avaient réellement disposé
en permanence d’un nombre important de javelines et de
dards plombés – la deuxième ligne de l’ordre de bataille
théorique de Végèce est même pourvue d’arcs – la phase
d’observation entre les deux armées aurait été au contraire
d’une extrême létalité étant donné à la fois la puissance et
la portée des armes en tir direct et le caractère irrégulier de
la distribution des équipements défensifs parmi les adversaires, en particulier « germaniques », de Rome.
Par ailleurs, il n’est pas besoin de supposer l’existence
de pauses dans la mêlée pour rendre compte de la poursuite
des échanges de traits pendant la bataille car ceux-ci ne
semblent pas s’interrompre après le choc. Tout se passe
en effet comme si, à l’intérieur de la formation paraphalangique, les rangs postérieurs composés de javeliniers
et d’archers pouvaient continuer leurs tirs par dessus les
fantassins lourds des deux ou quatre premiers rangs. Ainsi
au cœur du combat à Strasbourg, « javelots et javelines
n’arrêtaient pas, les flèches en fer pleuvaient85». Nous
avons vu que dans l’acies romaine au IVe siècle, si l’on en
croit Végèce, trois rangs sur six étaient constitués de soldats
munis d’armes de jet. Pendant les phases de poussée, ils
devaient jouer leur rôle de soutien et certainement déposer
leurs armes pour presser les deux premiers rangs d’armati
comme nous l’avons vu. Lorsque, en revanche, les armati
escrimaient, en particulier à la lance et à l’épée en début de
mêlée, ils pouvaient continuer leurs salves, cette fois selon
une trajectoire parabolique. Face à des adversaires dont la
principale protection corporelle était le bouclier, les tirs
courbes pouvaient s’avérer très efficaces86.
Le souci de conserver aux rangs postérieurs la possibilité de faire usage de leurs armes de jet, lorsque le besoin
de leur nombre pour la presse ne se faisait pas sentir, rend
certainement compte des suggestions faites par Végèce
pour le rangement de son ordre de bataille théorique.
84. Cf. S. Janniard, Armatus, scutatus et la catégorisation des troupes dans
l’armée romaine tardive, in Y. Le Bohec et C. Wolff (éds.), L’armée
romaine de Dioclétien à Valentinien Ier (Actes du troisième congrès de Lyon
sur l’armée romaine, 12-14 septembre 2002), Lyon, 2004, p. 389-395.
85. Ammien, XVI, 12, 46 : Spicula tamen verrutaque missilia non cessabant
ferrataeque arundines fundebantur, repris en XX, 5, 5. Même situation à Ad
Salices en 377 (in confertos quisque promptior ruens, ritu grandinis undique
uolitantibus telis oppetebat et gladiis, XXXI, 7, 13) et à Andrinople l’année
suivante (qua causa tela undique mortem uibrantia, destinata cadebant et
noxia, quod nec prouideri poterant nec caueri, XXXI, 13, 2).
86. On peut supposer aussi qu’une partie des tirs provenait en permanence de la
deuxième acies qui n’était pas au contact immédiat de l’adversaire.
An Tard , 1 6 , 2 0 0 8
VÉGÈCE ET LES TRANSFORMATIONS DE L’ART DE LA GUERRE AUX IVe ET Ve SIÈCLES APRÈS J.-C.
L’auteur y propose en effet un système mixte : un front
présentant l’aspect d’une formation serrée et un ordre
lâche en profondeur87. Ce choix paraît paradoxal dans
une perspective paraphalangique mais il s’explique par la
présence de l’infanterie légère dans les rangs postérieurs.
Pour Végèce, les javeliniers ont besoin d’élan et donc
d’espace pour lancer leurs armes : « pour que les combattants aient la distance pour avancer et reculer car les traits
sont envoyés avec plus de force accompagnés d’une course
d’élan88. » Dans l’esprit de notre auteur, en outre, les deux
premiers rangs d’infanterie lourde sont suffisants pour
repousser le choc89. Il est donc plus habile d’espacer les
rangs postérieurs pour leur permettre de continuer le tir audessus de leurs camarades des premiers rangs. Etant donné
ce que nous avons vu des échanges de traits au cœur de
la mêlée, il n’est pas impossible que l’armée romaine ait
employé un tel système. Toutefois, on peut supposer qu’une
profondeur de deux hommes était souvent insuffisante pour
résister à un impetus adverse. En cas de forte pression sur
la ligne romaine et de nécessité d’une contre-poussée, les
rangs postérieurs devaient abandonner leurs armes de jet
pour soutenir les premiers rangs90.
L’évolution de l’ordre paraphalangique
La paraphalange a fini par s’imposer dès le début
du IIIe siècle, en particulier comme la solution la mieux
adaptée face aux cavaleries blindées iraniennes. Végèce
remarque à ce propos, sans toutefois y apporter un début de
solution, les difficultés que l’usage dominant des modes de
combat paraphalangique suscitait dans l’infanterie lourde,
notamment la rupture de la cohésion du carré d’infanterie
en raison des accidents du terrain91.
Toutefois, la plus grande diffusion de la pratique de la
charge frontale de cavalerie lourde parmi les adversaires
de Rome, et à l’extérieur même des civilisations issues des
87. Végèce, Mil., III, 14, 6, repris en III, 15, 1-3. Les textes sont donnés n. 61.
88. Mil., III, 14, 6, ut haberent pugnantes spatium accedendi et recedendi ;
uehementius enim cum saltu cursuque tela mittuntur.
89. Mil., III, 14, 8, sed uenientes aduersarios excipere et stando pugnandoque
repellere uel fugare. 13. Prima autem et secunda acies, cum ad spathas et
ad pila, ut dicitur, uentum fuerit totum sustinet bellum.
90. Il n’est pas inconcevable toutefois que, même en ordre serré (puknôsis),
les rangs de fantassins légers puissent poursuivre leur tir. Végèce, Mil., I,
20, 22 a précisé qu’il suffisait au tireur de placer le pied gauche en avant :
« En outre, il faut savoir, quand on en vient aux traits, que les soldats doivent
mettre le pied gauche en avant ; car ainsi, pour les spicula que l’on doit
lancer, le jet est plus énergique », Sciendum praeterea, cum missilibus
agitur, sinistros pedes in ante milites habere debere ; ita enim uibrandis
spiculis uehementior ictus est. Ce geste peut être réalisé dans un intervalle
de quatre-vingt dix centimètres.
91. Végèce, Mil., III, 20, 1-2. La très grande difficulté à déployer l’ordre de
bataille traditionnel dans des zones accidentées est clairement illustrée par
les revers de l’armée contre les Isauriens en 354 (Ammien, XIV, 2, 5-7), dans
le Hodna entre 372 et 375 (XXIX, 5, 37), contre les Alamans Lentienses
réfugiés dans le Randen en 378 (XXXI, 10, 12-15 : échec de 500 armati).
33
steppes, ainsi que, parmi ces dernières, la meilleure maîtrise
technique et technologique de ce type d’arme, ont rendu
nécessaires des adaptations de la paraphalange qui passaient,
en particulier, par l’introduction d’armes de jet en plus grand
nombre à l’intérieur des premières lignes « lourdes ». Dans
l’ordre de bataille théorique que Végèce propose pour la fin
du IVe siècle, la seconde ligne de fantassins, pourtant rangée
elle aussi parmi la grauis armatura, est composée, entre
autre, d’archers cuirassés et de javeliniers92. Nous trouvons
surtout au chapitre 36 du Peri Stratêgias de Syrianus Magister
(seconde moitié du VIe s.)93 la formulation la plus aboutie
d’une coordination entre armes de courte et de longue portée
dans les premières lignes d’un carré d’infanterie attendant
une charge de cavalerie. Un cordon de cavaliers masque en
premier lieu la nature du dispositif romain à l’assaillant afin
de conforter ce dernier dans la décision de venir au contact.
Arrivé à une portée de tir, le cordon de couverture rejoint les
flancs du dispositif qui s’avère composé de trois rangs d’infanterie. Les fantassins ont déposé leurs lances par terre et sont
tous équipés d’arcs. Les deux premiers rangs effectuent des
volées en tir direct, le troisième en tir parabolique afin que
les cavaliers ennemis ne puissent complètement se couvrir
de leurs boucliers. Une fois la charge de ceux-ci sérieusement désorganisée et ralentie par les salves, l’infanterie
reprend ses lances et, anticipant l’impact, passe à l’assaut des
cavaliers qui ont traversé indemnes le rideau de flèches94. La
polyvalence est ici complète et aboutit à briser l’impact de
la charge de cavalerie lourde. Pour être efficace, cependant,
elle doit s’effectuer au prix d’une exigence de coordination
accrue entre les lignes d’archers et à l’intérieur même de
ces dernières, témoignage du maintien d’un haut niveau
92. Végèce, III, 14, 5 et 8. Dans le foulkon offensif du Strategikon de Maurice,
les fantassins des premières lignes qui disposent d’armes de jet peuvent
aussi les lancer en préalable immédiat au choc (XII B, 43-46).
93. Plusieurs études récentes de B. Baldwin (On the Date of the Anonymous
Peri Strategikes, in ByzZ, 81, 1988, p. 290-293), A. D. Lee , J. Shepard
(A double life : placing the Peri Presbeon, in Byzantinoslavica, 52, 1991,
p. 25-30), S. Cosentino (The Syrianos’ Strategikon: A 9th Century Source?,
in Bizantinistica, 2, 2000, p. 243-280), P. Rance (The date of the military
compendium of Syrianus Magister, in ByzZ, 100, 2007, p. 701-737) ont
tenté de repousser à une date très postérieure au VIe s. la rédaction du
traité. Toutefois, les trois chapitres consacrés à l’établissement d’une
ville, l’adjonction d’un traité de tactique navale, la référence aux procédés
militaires de Bélisaire et surtout l’organisation paraphalangique d’une
infanterie polyvalente (ch. 16 et 36) invitent à ne pas placer l’ouvrage trop
tard dans le VIe s. Il est possible en revanche que les chapitres 33 à 42 ne
nous aient été conservés que sous une forme abrégée au Xe s., ce qui rendrait
compte des contaminations de vocabulaire.
94. Syrianus, Strat., XXXVI, 4-8, 14-20, tw`n me;n kata; to;n prw`ton kai;
deuvteron zugo;n tetagmevnwn sunecw` kata; tw`n podw`n tw`n i{ppwn tw`n
polemivwn crwmevnwn tw/` tovcw/, tou` de; loipou` panto; plhvqou eij u{yo
bavllonto w{ste kata; kavqeton ejx u{you ta; bevlh ferovmena kai; ma` llon
a[n aujtou; traumativseian, ouj dunamevnwn aujtw`n te kai; tw`n i{ppwn tai`
ejkeivnwn ajspivsi fulavttesqai. […] tou; de; eijrhmevnou trei` zugou;
kataqemevnou ejpi; gh` ta; dovrata sunecw` kecrh` sqai kata; ta; eijrhmevna
tw/` tovcw/. […]. Ei[ta tw`n i{ppwn tw`n ejnantivwn katatoxeuqevntwn kai;
th;n eij to; provsw kivnhsin ajnaballomevnwn, oij pezoi; ejk gh` eij cei`ra
ajnalabovnte ta; dovrata spoudaiovteron kai; qarralevwteron <ajn; > kata;
tw`n polemivwn cwroi`en. Une variante du dispositif est décrite en XXXII,
31-33 sous le nom d’entaxis : les salves proviennent alors de fantassins
légers qui ont été intercalés entre les rangs de l’infanterie lourde.
34
SYLVAIN JANNIARD
d’entraînement dans l’infanterie protobyzantine. Le choix de
l’arc, en partie anticipé par Végèce dans son ordre de bataille
théorique et motivé aussi par la portée et la puissance de
pénétration de l’arme, permet surtout d’éviter les difficultés
que pouvait créer la nécessité pour les tireurs des premiers
rangs de sortir de leurs lignes à proximité immédiate de
l’ennemi. Il s’impose donc tout particulièrement contre de
la cavalerie.
LES MESURES À ADOPTER
APRÈS L’AFFRONTEMENT EN LIGNE
Limiter les effets d’une défaite
En cas de défaite et de dislocation des lignes romaines,
les expédients à la disposition des commandants afin de
limiter les effets destructeurs de la panique étaient en tout
petit nombre et dépendaient essentiellement de leur capacité
à conserver le contrôle effectif d’une partie au moins de
leurs troupes. Une première série de solutions reposait sur
la capacité des officiers à utiliser d’éventuelles contingences tactiques et topographiques pour réduire leurs pertes
en ralentissant les poursuivants, voire retourner la situation
en leur faveur. Végèce recommande ainsi d’utiliser le refus
des plus aguerris d’arrêter le combat pour mettre à l’abri
les fuyards en profitant de refuges naturels ou artificiels
à proximité95. La faible probabilité que tous ces éléments
favorables soient réunis en même temps rend le conseil de
peu de valeur pratique. Cependant, une résistance d’une
partie de l’infanterie au centre, ralliant à elle les cavaliers
survivants démontés, a pu se produire dans la deuxième
phase de la bataille de Mursa en 351 (Julien, Discours, I, 29
[36 b-d] et III (II), 9 [59c-60a]). Végèce conseille encore,
dans le même ordre d’idée, de profiter de la désorganisation
des poursuivants pour recomposer sa ligne et contreattaquer96. Il est possible que l’empereur Aurélien ait utilisé
un procédé semblable à la bataille d’Émèse (272) : alors
que ses flancs-gardes de cavalerie avaient été disloqués par
les cataphractaires palmyréniens qui allaient probablement
se retourner ensuite contre l’acies centrale d’infanterie,
il ordonne aux deux flancs de cette dernière d’effectuer
successivement deux quarts de conversion respectivement
vers la gauche et la droite afin d’obtenir une diphalangia
amphistomos (double phalange à double front) pour s’en
prendre de part et d’autre aux cavaliers lourds adverses,
peu mobiles et alors en ordre dispersés97.
95. Végèce, Mil., III, 25, 7.
96. Végèce, Mil., III, 25, 8.
97. Zosime, I, 53 ; L’Histoire Auguste, Vie du divin Aurélien, XXV, 3 évoque
aussi la déconfiture des cavaliers impériaux. Dans ces circonstances,
toutefois, le gros de la ligne romaine tenait encore bon et il n’est pas
impossible que la manœuvre ait été prévue par Aurélien dès avant le début du
combat. L’emploi non technique du verbe sustrephein par Zosime pourrait
An Tard , 16, 2008
Enfin, une dernière possibilité était offerte aux commandants malheureux par le biais de la constitution de formations
tactiques spécifiques que les traités théoriques nous ont
conservé au nombre de trois : l’orbis, la serra et le carré98.
La forme exacte prise par l’orbis sur le terrain n’est pas
assurée en raison du caractère laconique du texte de Végèce :
son utilisation y est réservée aux unités les plus aguerries
qui éviteraient ainsi une dislocation générale à leur armée
défaite, une fois la ligne principale rompue. L’orbis semble
avoir été utilisée dans les armées républicaines et impériales,
mais les témoignages historiographiques n’apportent guère
d’éclairage précis sur ses aspects techniques99. Une étymologie
facile prêterait au dispositif un aspect circulaire mais on
perçoit mal l’intérêt d’un tel géométrisme qui serait source
de difficultés rédhibitoires en termes de mobilité globale et
de coordination des unités entre elles. Il est préférable de
supposer que le terme ait été employé métaphoriquement
et n’ait renvoyé qu’au repli, qui pourrait passer pour une
courbure, des sections latérales de l’acies principale vers
l’arrière et à angle droit – en suivant la séquence métabolé/
épistrophé/ métabolé – afin de composer un epikampios
opisô (fig. 1. A)100. On comprendrait ainsi pourquoi dans
sa présentation des différentes manœuvres à faire exécuter
aux recrues l’orbis est rangée par Végèce après le cuneus,
lui aussi dispositif tripartite et échelonné101. Dans l’orbis/
epikampios opisô, les lignes se protègent mutuellement de
toute attaque de flanc ou à revers et conservent les possibilités de manœuvres et de mouvement propres à l’infanterie
tardive. La formation aurait pu être adoptée par le troisième
corps de l’armée d’invasion de Sévère Alexandre encerclé
par les Perses en Mésopotamie, les troupes de Magnence
indiquer un simple demi-tour (perispasmos) mais on ne perçoit pas l’intérêt
tactique d’une telle manœuvre alors que la division puis la conversion par
section avaient le double avantage de prendre les Palmyréniens de flanc et
encore séparés. Sur la diphalangia amphistomos, cf. Asclépiodote, Takt., III,
5, X, 22 et XI, 3 ; Élien, Takt., XXXVII, 1-2 ; Arrien, Takt., XXIX XXIX,
1-2, ;Syrianus, Strat., XXXI, 50-51 ; Maurice, Strat., XII B, 15, 4-5.
98. Végèce, Mil, I, 26, 7 (orbis), III, 17, 5 et 19, 8 (serra), Maurice, Strat., VII B,
11, 45-52 (ejn tetravgwnon eij plinqivou sch`ma contre des poursuivants
montés). Les deux premières instructiones sont connues d’Aulu Gelle, Les
Nuits attiques, X, 9, 1 qui résume ici le de re militari perdu de Caton.
99. cf. e.g. César, BG, IV, 37, 2-4, V, 33, 3-35 ; Tacite, An., II, 11, 2-3.
100. Végèce, Mil, III, 10, 16 utilise l’expression in orbem conexus pour désigner
le cercle de chariots dressé par certaines populations germaniques pour se
protéger mais ici la circularité, qui oblige les assaillants à une plus grande
dispersion de leurs forces, est imposée par l’emploi d’obstacles matériels.
E. L. Wheeler, The Legion as Phalanx [2004, I], cit. (n. 43), p. 347, propose
gratuitement de rapprocher l’orbis du forfex et de l’epikampios prosô mais
on comprend mal l’intérêt d’un dispositif d’urgence et de protection qui
laisserait béant l’espace entre les trois sections subsistantes de l’infanterie.
Sur l’epikampios opisô : Asclépiodote, Takt., XI, 1. Une variante plus
complexe est connue de Maurice, Strat. XII A, 7, 2-49, 77-diagramme, sous
le nom d’epikampios opisthia mais, combinant infanterie lourde et légère,
cavalerie et arrière-garde, elle est destinée à l’assaut (fig. 1.b). I. Syvänne,
The Age, cit. (n. 45), p. 219, ne note pas ces différences fondamentales, ni
non plus l’intérêt de l’action conjointe de la cavalerie et de l’infanterie lourde.
L’expression qu’Ammien Marcellin utilise pour désigner un dispositif
tactique de Théodose l’Ancien contre les Isaflenses, aciem in rotundo
habitu figuratam (XXIX, 5, 41) et l’usage offensif de celui-ci pourraient en
revanche bien convenir à une epikampios opisthia.
101. Cf. S. Janniard, cit. (n. 66), p. 1012-1023 et fig. 3.
An Tard , 1 6 , 2 0 0 8
VÉGÈCE ET LES TRANSFORMATIONS DE L’ART DE LA GUERRE AUX IVe ET Ve SIÈCLES APRÈS J.-C.
cavalerie légère en écran
B
A
infanterie
lourde
cavalerie
polyvalente
arrière garde
d'infanterie
mixte
A. La formation de marche
(Asclépiodote, Takt., XI, 1).
35
se replier ou de se reconstituer. Elle supposait cependant d’une
part que la déroute ait eu lieu avant le contact direct du gros de
l’armée adverse et que, d’autre part, les lignes romaines aient
disposé de réserves d’infanterie légère encore suffisamment
actives pour pouvoir se ranger en un double rideau frontal.
La présence d’un discens serrarium, un hapax, de la légion
IIa Parthica à Apamée de Syrie dans la première moitié du
IIIe siècle après J.-C.105, donne une épaisseur historique à la
sécheresse des définitions théoriques et révèle le souci de
la hiérarchie militaire d’assurer aux unités d’élite, dans un
contexte de modification radicale des modes de combat, un
entraînement adapté.
B. La formation mixte d’assaut
(Maurice, Strat., XIIA, 7,
2-49, 77-diagramme).
En cas de victoire, éviter une poursuite inconsidérée
Fig. 1 – L’epikampios opisô / opisthia.
défaites à Mursa, les fantassins des ducs Olympius et
Eugenius abandonnés par leur cavalerie à Tell Beshme102.
Nous disposons d’un peu plus d’informations concernant
la serra. Les deux mentions de Végèce précisent que celle-ci
est formée à partir de la réserve (ex abundantibus) et qu’elle
est dressée devant la ligne principale (directa ante frontem)
afin de permettre à cette dernière de se reformer. La définition
la plus précise est cependant fournie par le glossaire de Festus
qui décrit le mode d’action du dispositif en termes d’assauts et
de retraits successifs, proches du combat initial des fantassins
légers en tirailleurs103. La possibilité d’un retrait de l’engagement laisse supposer, en effet, le port d’un équipement
léger, tandis que l’absence de répit pourrait indiquer non pas
une action à volonté comme au début de la bataille, mais plutôt
une coordination entre deux lignes successives de fantassins
sur le modèle de la division koursores/ defensores de la
cavalerie protobyzantine104. Le bénéfice d’une telle formation
reposerait sur le harcèlement à distance de l’adversaire, d’où
la nécessité de la continuité, afin de retarder son avance voire
de l’amener à rompre son ordonnancement en voulant engager
les fantassins légers et permettre ainsi aux lignes romaines de
102. Sévère Alexandre : Hérodien, VI, 5, 9-10. Tell Beshme (502) : Ps
Josué le Stylite, Chronique, 51, G. Greatrex, Rome and Persia at war,
502-532, Leeds, 1998, p. 87-88. Pour Mursa, voir supra.
103. Festus, De uerborum significatu, p. 434 (éd. Pirie-Lindsay) : Serra
proeliari dicitur cum assidue acceditur recediturque neque ullo
consistitur tempore.
104. Le positionnement de fantassins légers d’élite derrière les ailes de l’acies
principale est recommandé par Végèce, Mil., III, 17, 9 ; Maurice, Strat., XII
B, 12, 9-12. Sur la division tactique entre koursores (première ligne active
d’assaut) et defensores (seconde ligne de soutien) dans la cavalerie byzantine,
cf. Maurice, Strat., I, 3, 26-30 II, 3 ; III, 5, 37-50 et III, 6 ; I. Syvänne, cit.
(n. 45), p. 121-124, 146-149, 151-152, 159-160. La disposition en serra
est citée sans analyse par Wheeler, The Legion as Phalanx [2004, I], cit.
(n. 43), p. 340. A l’issue d’une démonstration confuse, I. Syvänne. cit.
(n. 45), p. 217-218, semble assimiler serra, protaxis et globus. Or, il s’agit
de trois dispositions de nature et d’échelle différentes. J’ai montré ailleurs
(S. Janniard, cit. [n. 67], p. 1026-1028 et fig. 4) que la protaxis était la forme
prise par le cuneus dans les Tactica.
En cas de victoire, la rupture de l’ordre initial de bataille
et la poursuite inconsidérée constituent pour les auteurs des
traités militaires un danger particulièrement grave106. La perte
de contrôle sur les troupes interdisait toute manœuvre tactique
ultérieure et plaçait les soldats en désordre à la merci d’une
contre-attaque. Ce dernier risque était encore accru par la
pratique des retraites simulées chez les peuples montés des
steppes107. Nous possédons pour le IVe siècle en Orient deux
exemples de poursuite ayant eu une issue malheureuse pour
l’armée romaine : à la bataille d’Eleia (Hileia), à l’Est de
Singara, en 344, un faux repli de leurs adversaires entraîne
les troupes romaines, après une poursuite d’une vingtaine de
kilomètres, devant le campement perse établi peut-être entre
le Djebel Sasan et le Djebel Zambar. L’armée de Constance II,
contre les ordres de celui-ci selon les sources, se débarrasse
alors des cataphractaires qui précèdent les retranchements,
s’empare de la fortification et commence à piller les tentes
perses, alors que le jour tombe, sans s’apercevoir que les
hauteurs qui dominent le champ de bataille sont couvertes
d’archers, placés là préalablement, à dessein, par le roi des rois
Shahpur. L’embuscade réussit en partie puisque ce n’est qu’à
l’issue d’un combat nocturne confus que l’armée romaine put
repousser les Perses vers le Tigre, au prix de lourdes pertes108.
Il est probable aussi que la possibilité offerte à l’avant-garde
de Julien de piller le campement des contingents perses défaits
105. W. Van Rengen, La IIe Légion Parthique à Apamée, in Y. Le Bohec et
C. Wolff (éd.), Les légions de Rome sous le Haut-Empire, Paris, 2000,
p. 409, sans autre indication.
106. Végèce, Mil., III, 22, 9 ; 25, 9 et 26, 16. Maurice, Strat., VII B, 12,
13-14, VIII, 1, 22, 32 et 2, 11, 44, 91. Déjà Onasandre, Strat., XI, 3-4.
107. Ammien XXXI, 2, 8 (Huns) ; Maurice, Strat., XI, 2, 52-55 (peuples
scythiques).
108. Libanius, Or., LIX, 103-114 ; Julien, Or., I, 23c-25b ; Eutrope, Abrégé,
X, 10, 1 ; Festus, Abrégé, XXVII, 3-4 ; Ammien, XVIII, 5, 7 (acerrima
illa nocturna concertatione pugnatum est, nostrorum copiis ingenti strage
confossis) ; Jérôme, Chronique, a. 348. Sur la bataille, cf. en dernier lieu,
I. Tantillo, La prima orazione di Giuliano a Costanzo. Introduzione,
traduzione e commento, Rome, 1997, p. 283-295 ; K. Mosig-Walburg, Zur
Schlacht bei Singara, in Historia, 48, 1999, p. 301-384, part. p. 331-334
(datation), 361-374 (localisation).
36
An Tard , 16, 2008
SYLVAIN JANNIARD
devant Ctésiphon ait empêché l’empereur de s’emparer de la
capitale sassanide109. Dans les deux exemples cités, la pratique
de la rapine, rendue encore plus tentante du fait de la nature du
butin escompté, semble avoir été responsable de la rupture de
l’ordre de bataille. Le pillage sur le champ de bataille, forme
localisée de la prédation systématique qui accompagnait toute
opération hors des terres impériales, était devenu en effet, s’il
n’avait jamais cessé de l’être, une source bienvenue de profits
et d’acquisition de matériel militaire pour le soldat110.
ments sont moins abondants. Végèce et Ammien Marcellin
témoignent cependant toujours de la présence de médecins
dans les unités114. Que des médecins aient accompagné
les armées en opération est aussi démontré par la fatale
mésaventure survenue à Valentinien en 375 : frappé d’apoplexie alors qu’à Brigetio il était en campagne contre les
Quades, il ne reçut pas immédiatement les secours désirés
car l’ensemble du corps médical de l’armée était occupé à
combattre les effets d’une épidémie dans la troupe115.
Le soin des blessés
CONCLUSION
La victoire permettait en revanche aux troupes romaines de
relever, et de soigner dans la mesure de leurs possibilités,
leurs propres blessés. En sus d’un motif égoïste d’efficacité – limiter la perte d’une main-d’œuvre coûteuse – le
soin des blessés jouait un rôle important pour conforter la
cohésion à l’intérieur de l’unité combattante, quelle que
soit son échelle, et pour renforcer in fine la motivation au
combat111. Pour le IIIe s., nous disposons de nombreuses
informations concernant la présence d’un personnel
médical aux fonctions variées et hiérarchisées dans les
unités militaires112. Si le champ de bataille ne se trouvait
pas à proximité d’un camp ou d’une forteresse doté d’un
valetudinarium, les blessés étaient traités dans des installations de fortune établies dans les camps de marche ou près
du lieu de l’affrontement113. Pour le IVe siècle, les renseigne-
109. Libanius, Or., XVIII, 255 ; Festus, Abrégé, XXVIII, 2. Ni Ammien ni
Zosime ne mettent en rapport le premier échec devant Ctésiphon avec
le pillage du campement perse bien que Zosime III, 25, 6 évoque aussi
ce dernier épisode et Ammien XXIV, 6, 13 le souci du commandant
de l’avant-garde, le comte Victor, de réfréner l’ardeur de ses troupes.
Malgré les invraisemblances du récit de Libanius, les quatre sources
s’accordent pour constater la perte de contrôle de l’état-major sur ses
éléments les plus avancés, ce qui irait dans le sens d’une poursuite
incontrôlée qui aurait pu empêcher Julien de reformer ses rangs pour
mener un premier assaut en règle de Ctésiphon.
110. Sur le nettoyage du champ de bataille d’une façon inconsidérée,
cf. Végèce, Mil., III, 25, 3 (colligare campum) ; Maurice, Strat., VII A,
14. Pratique de dépouiller les corps à peine la rupture adverse entamée :
Histoire Auguste, Vie du divin Claude, XI, 5-8 (avec une issue défavorable
pour les Romains). Au Ier s., Onasandre, Strat., XXXV n’encourageait pas
le procédé. Il est possible que l’érosion de la valeur libératoire du denier
dans un premier temps puis l’inflation nominale galopante entre 270 et 360
aient accéléré le phénomène, encore conforté entre la fin du IVe et le VIe s.
par les retards fréquents de paiement des soldes et les longs intervalles entre
deux donatiua en métal précieux : sur la condition économique du soldat à
l’époque tardive, cf. J.-M. Carrié, Eserciti, cit. (n. 1), p. 107-108.
111. Maurice, Strat., VII B 6 et VIII, 2, 43.
112. Sur ce point, cf. R. W. Davies, The Medici of the Roman Armed Forces,
in ES, 8, 1969 (avec un important appendice documentaire, p. 95-99),
C. F. Salazar, The treatment of war wounds in Graeco-Roman Antiquity,
Leiden-Boston-Cologne, 2000, p. 79-81, P. A. Baker, Medical Care for
the Roman Army on the Rhine, Danube and British Frontiers in the First,
Second and Early Third Centuries AD, Oxford, 2004, p. 42-45, 59-70, 128 s.
Végèce, Mil., II, 10, 3 rappelle que le préfet du camp avait la responsabilité
du système de santé dans les castra légionnaires.
113. L’Histoire Auguste prête à Sévère Alexandre, en campagne, le souci
de visiter les soldats malades per tentoria (XLVII, 2-3).
Les quelques pages qui précèdent ne tendaient pas à
proposer une étude exhaustive de l’Epitoma rei militaris : elles
ont ainsi délibérément délaissé des domaines où l’ouvrage
pouvait être pris en défaut de confusion (l’antiqua ordinatio
legionis, les enseignes…), ou d’absence d’originalité
(l’emploi des armes…). Toutefois, les multiples résonances
que le traité rencontre dans les récits historiographiques
qui lui sont contemporains et dans la littérature technique
ultérieure, au sujet d’éléments qui ne relèvent pas de l’invariant de la guerre antique, montrent toute la pertinence de
celui-ci, en particulier au livre III, comme source d’histoire
militaire tardive. Loin de la simple compilation nostalgique ou
d’une prospective fantaisiste, l’Epitoma représente plutôt un
véritable compendium ordonné, à finalité historiographique
et pratique, de la tradition militaire romaine, mais aussi de la
conduite de la guerre à l’époque des Théodoses ainsi que des
textes techniques et prescriptifs « primaires » s’y rapportant.
« L’honnête homme » comme le professionnel trouvaient,
différemment mais également, à puiser dans cette synthèse
normative codifiée selon le modèle rigide des artes militares.
Dans cette perspective, le constat des divergences
supposées fondamentales entre Végèce et les autres
figures dominantes du savoir militaire antique ou moderne
s’estompe nettement : lui-aussi écrit pour « faire la guerre
et la gagner », et si théoriser systématiquement les principes
de la conduite de celle-ci, comme Sun Zu dans l’Art de la
Guerre ou C. von Clausewitz dans la Théorie du Combat,
est faire œuvre technique, alors Végèce n’a pas à rougir des
instructions de son livre III, qui sont plus que de simples
exempla ayant valeur d’autorité.
Université Paris IV-Sorbonne
114. Végèce, Mil., III, 2, 6 ; Ammien XVI, 6, 2, Dorus quidam ex medico
scutariorum entré ensuite comme centurio nitentium rerum dans les
services du Préfet de la Ville.
115. Ammien, XXX, 6, 3, nullus inueniri potuit medicus, hanc ob causam quod
eos per uaria sparserat, curaturos militem pestilentiae morbo temptatum.